mercredi 5 janvier 2011

Journal du maire de Saint-André-Goule-d’Oie en janvier 1871

Siège de Paris en 1870 (planche scolaire)
Marcel de Brayer, le jeune maire de la commune, âgé de 28 ans, avait été élu au conseil municipal de Saint-André-Goule-d’Oie en août 1870. Le projet de construction d’un nouveau château à Linières et son implication dans les affaires de la commune le ramènent alors fréquemment en Vendée. De plus, la ville de Paris est assiégée par les Prussiens depuis la mi-septembre 1870, et il est plus sage de rester en province.

Après la déclaration de la guerre de 1870 en juillet dernier, la France a été aussitôt envahie et son armée a perdu les batailles de Metz et de Sedan. Napoléon III a été fait prisonnier et ses adversaires politiques en ont profité pour installer à sa place un gouvernement provisoire de Défense Nationale, le 4 septembre 1870. Les modérés comme Thiers et les royalistes n’en ont pas fait partie. Le gouverneur de Paris, le général Trochu, en est le président. Les républicains qui le constituent ont pour nom : Jules Favre, Camille Pelletan, Garnier-Pagès, Rochefort, Arago, Gambetta, Jules Simon, Ernest Picard, etc., Animés par le souvenir de la victoire de Valmy en 1792, ils prônent la guerre à outrance contre l’envahisseur. Mais la volonté de se battre n’est pas partagée par tout le monde.

Chaque soir, Marcel de Brayer note dans son carnet intime les évènements marquants de ses journées en janvier et février 1871. Les évènements de la guerre y tiennent une très grande place. Les historiens y trouveront la confirmation de ce qu’ils savent déjà au plan national. Mais il est intéressant de découvrir la sensibilité politique particulière de ce jeune vicomte parisien à Saint-André-Goule-d’Oie. C’est un orléaniste, comme son grand-père Guyet-Desfontaines. On sait qu’il n’habite pas à Linières à ce moment-là, à cause des travaux préparatoires, où on démolit pour reconstruire ensuite un nouveau château. Il habite dans une maison de village avec son grand-oncle, le peintre Amaury-Duval, près du bourg et de Linières. Probablement une dans une de ses métairies proches de Linières : la Mauvelonière, les Noues ? Des proches lui écrivent (les premiers ballons permettent de passer les lignes ennemies) et il reçoit des dépêches (le télégraphe électrique s’étend en France depuis plus d’une dizaine d’années) et des journaux.

Une révolte de « jusqu’au boutistes » pro-guerre contre les autorités parisiennes est réprimée le 22 janvier. En province et autour de Paris, les généraux français Bourbaki, Clinchant, Chanzy, Faidherbe, Garibaldi, Vinoy, Le Flô, etc. perdent leurs batailles. L’armistice est conclu le 28 janvier 1871 avec la reddition de Paris et la cessation des hostilités. Le chancelier allemand Bismarck a exigé des élections pour traiter avec un gouvernement régulier. Jules Favre, qui a conclu l’armistice, néglige d’avertir Gambetta que l’armée de l’Est (général Clinchant) en est exclue. Celle-ci, brusquement attaquée, se réfugie en Suisse où elle y est désarmée.

Les élections au scrutin de liste départementale du 8 février 1871 désavouèrent les républicains, sauf à Paris. La majorité est nettement monarchiste, mais divisée. La nouvelle assemblée accepta le nouvel armistice du 26 février, puis le traité de Francfort du 10 mai 1871, et réserva la question du régime à donner au pays pour plus tard.

Nous reproduisons le texte original du jeune maire pour la période du 1e janvier au 31 janvier 1871, dans un premier temps;

Emmanuel François
Janvier 2011


Dimanche 1e janvier

Triste journée : qu’elle doit être lugubre à Paris ! Le journal ne contient aucune nouvelle. J’ai la visite de plusieurs métayers, des hommes de Linières, où je vais passer une partie de l’après midi. Il fait un temps triste et froid. Cette année 1871, que nous réserve-t-elle ? Verrons-nous bientôt finir les calamités qui nous accablent, et la paix faite, aurons-nous assez de repos, dans cette France remuée par des révolutions sans nombre, préludes certains de révolutions nouvelles ?

Lundi 2 janvier

J’attends aujourd’hui à Linières six blessés. La commune m’a fourni quatre lits, je m’engage de tout le reste. Le journal nous apporte une triste nouvelle : la reprise par les Prussiens du plateau d’Avron. On dit Paris calme, mais attristé par cet échec. Mes blessés n’arrivent pas. De retour à Saint-Fulgent, mon oncle m’apprend que Chauvin (1) le maire, a reçu de la préfecture des Deux-Sèvres une lettre ainsi conçue et qui lui était envoyée par la préfecture de la Vendée : « Prière de nous informer si M. Marcel de Brayer est toujours maire de St Fulgent, et dans le cas contraire s’il l’on sait ce qu’il est advenu » Qu’est-ce que cela veut dire ? Nous dînons chez les Grandcourt. (2)

Mardi 3 janvier

Jules Favre
C’est aujourd’hui que s’ouvre à Londres la conférence sur la question de la neutralité de la Mer Noire. Le Siècle (3) nous apprend que Jules Favre (4), qui doit y représenter la France, a reçu un sauf-conduit du roi de Prusse. Peut-on espérer quelque chose de bon pour nous de cette conférence ? On le croit généralement. Pour ma part, je crois que les Prussiens ne traiteront jamais tant que Paris n’aura pas capitulé, à moins qu’on ne parvienne à les déloger de leurs positions, ce dont je doute. Faire la paix devant Paris, sans y entrer, équivaudrait pour eux à une véritable défaite, ils sont encore trop forts pour s’y résigner.

Mes blessés (5) arrivent à Linières. Ils sont très bien moralement, et au point de vue de la tenue, mais physiquement les pauvres gens sont bien hypothéqués, et pourtant ce sont des convalescents ! Un seul est légèrement blessé au pied, celui-là a l’air vraiment distingué. Il n’a que 18 ans. Le plus jeune a 16 ans, il s’est sauvé de la Lorraine pour s’engager, certainement il serait mort de faim. C’est un enfant. Il est comme les quatre autres, atteint de douleurs et littéralement fourbus. Je les fais causer, ils se plaignent de l’incapacité des chefs et du peu de bravoure de quelques-uns d’entre eux. En général, ils en ont assez.

Mercredi 4 janvier

Temps magnifique, c’est presque une journée de printemps. Ah si l’on avait l’esprit calme ! Je reçois, pour le faire afficher à la mairie, le discours prononcé à Bordeaux par Gambetta (6) le premier de l’an. Toujours la même emphase : « Les hommes au pouvoir peuvent se tromper, mais la République est immortelle ! » Quel gouvernement, depuis le commencement de ce siècle, ne s’est pas entendu proclamer immortel ! Tout le reste est à l’avenant. Quand donc aurons-nous en France des hommes politiques sérieux. Jamais plus qu’en ce moment suprême, ils ne nous ont fait défaut. Les Prussiens continuent à bombarder les forts de Rosny, Nogent et Noisy. Ils ont ouvert le feu sur Bondy. Leur objectif doit être Romainville et Bagnolet, d’où l’on domine tout Paris. Je passe ma journée à Linières, à causer avec mes blessés. Décidément le soldat, comme le voyageur, est éminemment blagueur.

Jeudi 5 janvier

Lettre de Girardin (7) à Gambetta : il lui propose un plan qui consiste à réunir en une seule armée tout ce que nous possédons de vrais soldats, à livrer bataille, le vaincu, quel qu’il soit, devant subir, quelle qu’elle soit, la loi du vainqueur.

(1) Léon Chauvin, maire de Saint-Fulgent, de tendance libérale et ancien conseiller général.
(2) Châtelains de Saint-Fulgent, cousins de Marcel de Brayer par alliance et régisseurs de Linières..
(3) Quotidien, de tendance républicaine depuis 1848.
(4) Ministre des affaires étrangères du gouvernement de la Défense Nationale.
(5) Rapatriés du front ou des hôpitaux et reçus par des particuliers pour leur convalescence.
(6) Ministre de l’intérieur et de la guerre, il s’est échappé de Paris en ballon pour organiser la lutte.
(7) Émile de Girardin, homme politique libéral (1806-1881), propriétaire de journaux. Il épousa en premières noces Delphine Gay, fille de Sophie Gay, une femme de lettres reconnue et très liée aux parents de Amaury-Duval (ce dernier a peint Mme de Girardin).

Les journaux anglais sont fort violents à l’égard de l’affaire de Duclair (navire anglais coulé dans la Seine par les Prussiens). Je doute que le gouvernement s’en émeuve beaucoup. Le Général Faidherbe a, paraît-il, remporté une victoire sous Bapaume : les Prussiens auraient fait des pertes énormes (Pas-de-Calais). Le temps est triste : je vais à Linières.

Vendredi 6 janvier

Trochu
Le journal ne contient aucune nouvelle. Seulement dans le Siècle, violente attaque contre Trochu (8) : voilà déjà l’impopularité qui commence pour lui. Quel peuple nous sommes grand Dieu ! Eugène (9) vient voir nos blessés à Linières ; nous allons ensuite faire courir ses chiens autour de Linières. Dégel, temps sombre. Quelle vie d’exil nous menons !

Samedi 7 janvier

Le journal est muet. Le temps est affreux. Je vais m’enfermer à Linières et j’y passe seul la journée.

Dimanche 8 janvier

Article de M. Ratisbonne (10), tiré des Débats (11) : il a été écrit après la reprise d’Avron. Ce doit être l’expression des sentiments de la partie sage de la population parisienne. Pas d’illusions, dit-il, ou nous forgerions par des espérances imaginaires, dont on se réveille en criant à la trahison. Craignons les énergumènes et la guerre civile. Le bombardement commence, restons calmes mais envisageons froidement notre situation. Le temps est superbe, nous allons à Linières, mon oncle et moi. Mes blessés engraissent à vue d’œil. Nous avons reçu une lettre de Victor (Giotto) (12). Il voudrait venir nous rejoindre et nous demande quel chemin prendre. Je ne vois que la mer ! Et nous sommes en France !

Lundi 9 janvier

Proclamation de Trochu assez pâle. Il affirme que le gouvernement n’est nullement divisé, en réponse à un bruit qui attribuerait à Picard (13) des idées d’accommodement avec l’ennemi. Paris est las et veut tenter un grand coup. Le bombardement des forts de l’Est continue. Le temps est affreux, je vais seul à Linières.

Mardi 10 janvier

Je fais mes comptes du mois dernier : quelle économie de vivre ici ! Le journal ne nous apporte que quelques commentaires des nouvelles d’hier. La conférence attend Jules Favre qui jusqu’ici refuse. Affreux temps. Seul à Linières.

Mercredi 11 janvier

Le courrier nous apporte la nouvelle de l’évacuation du Mans par les Français. Ce serait bien grave. Le journal n’en dit rien, mais il annonce deux forts engagements à quelques lieues du Mans, dont on ignore le résultat et qui pourrait rendre cette nouvelle vraisemblable. Article des Débats suppliant Trochu de ne pas écouter les conseils des exaltés qui demandent une action générale « Il faut attendre que les armées de province viennent délivrer Paris ». Hélas ! Quant à Jules Favre, il refuse, paraît-il, de se rendre à la conférence.

(8)Président du gouvernement provisoire de Défense Nationale et gouverneur de Paris.
(9)Eugène de Grandcourt (1834-1883), avocat à Nantes, s’occupait du domaine de Linières. Il était le fils de Agathe Martineau, une cousine de Guyet-Desfontaines (grand-père par alliance de Marcel de Brayer et beau-frère de Amaury-Duval.)
(10)Louis Ratisbonne, littérateur et journaliste au Journal des Débats.
(11)Journal des Débats, de tendance modérée, ne croyait pas à la possibilité d’échapper à l’armistice et craignait les débordements révolutionnaires. Un de ses rédacteurs, Silvestre de Sacy (1801-1879), était un grand ami des Guyet-Desfontaines et d’Amaury-Duval (dont il a peint le portrait), ainsi que ses directeurs successifs : Louis, Armand et Édouard Bertin, (portrait de Mme Édouard Bertin, belle-fille de Louis, par Amaury-Duval).
(12)Victor Cesson, artiste peintre, est ami de Marcel de Brayer et élève d’Amaury-Duval.
(13)Membre du gouvernement de Défense Nationale.

Il a raison à mon sens, pour 3 causes. 1° L’Europe verra ainsi quelle confusion jette dans ses affaires l’absence de la France. 2° Nous avons besoin de l’appui, au moins moral, des puissances étrangères. En donnant raison à l’Angleterre, nous nous aliénons la Russie, et réciproquement. 3° Enfin, si l’on doit s’occuper de nous dans la conférence, on le fera mieux, nous n’y étant pas. Jules Favre mettrait, d’après les on-dit, comme condition à son départ pour la conférence, la reconnaissance par l’Angleterre, de la République française. J’avoue que rien ne justifie cette prétention. La République existe de fait et non de droit. Ce que les puissances étrangères peuvent seulement reconnaître, c’est un gouvernement provisoire, tirant de l’assentiment général bien que tacite de la France, un pouvoir assez fort pour s’engager en son nom. Voilà tout. Le temps est glacé, je vais avec mon oncle à Linières.

Jeudi 12 janvier

Chaillou : Vendeur de rats à Paris
(musée Caenavalet)
Bien mauvaises nouvelles aujourd’hui. Les bombes atteindraient, dans Paris, tout le quartier du Panthéon. Le fort d’Ivry serait réduit au silence et celui de Rosny occupé par les Prussiens. Je reçois une lettre de Paris dans laquelle on me dit que l’on mange des chiens, des chats, des rats, mais que l’on est plein de courage. Cette lettre est datée du 31 décembre. Quant au Mans, on dit bien qu’il est évacué par les Français, mais on ne donne aucun détail. Un métayer à moi qui en revient, ayant voulu y aller voir son beau-frère soldat, nous raconte qu’il n’a pas pu approcher de la ville, que c’était un vrai sauve-qui-peut, et qu’on y parlait d’une défaite essuyée par nous, dans laquelle la cavalerie ayant lâché pied, aurait laissé massacrer les nôtres. Qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ?

Le temps est magnifique, bien que très froid. Je vais passer la journée à Linières avec mon oncle. J’y reçois la visite des gendarmes de Saint-Fulgent qui viennent voir mes blessés.

Vendredi 13 janvier

Les nouvelles de Paris sont terribles. Le bombardement a commencé dans la nuit du 8 au 9. Une pluie de projectiles, quelques obus énormes (94 k.), a été lancée sur la partie de la ville qui s’étend des Invalides au Muséum : un obus par intervalle de 2 minutes ! ( ?) a été atteint ! Églises, maisons particulières, ambulances, musée du Luxembourg. Le ministre des affaires étrangères a envoyé une protestation contre le bombardement que n’a précédé aucune des sommations d’usage. La dépêche ajoute : « Population raffermie par heureuses nouvelles de province, dont l'effet a été immense. Elle supporte l’épreuve sans bouger ». Quelles sont ces nouvelles ? Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est indigne ! Est-ce de Chanzy qu’on veut parler et de son armée qui vient d’être battue au Mans le 10 ? Pourquoi tromper ainsi la France et jeter dans les cœurs des illusions irréalistes. Nous avons reçu des chimères depuis le commencement de cette guerre, et c’est là, là seulement, la cause de tous nos malheurs. Ah ! Quels comptes les hommes aujourd’hui au pouvoir auront à rendre un jour ! Mon oncle est malade de douleurs rhumatismales ; pour moi, je vais à Linières par un beau temps de gelée. Soirée bien triste. Il me semble que j’entends toute cette pluie de bombes sur mon cher Paris !

Samedi 14 janvier

Le journal nous apporte la nouvelle de la retraite de l’armée de Chanzy après une bataille de 2 jours sous les murs du Mans. Les mobilisés de Bretagne ont, paraît-il, lâché pied et accéléré la défaite. O folle République, qui croit faire des soldats en quelques jours et les opposer aux meilleures troupes de l’Europe avec l’ombre d’un succès ? Quand te débarrasseras-tu des rêves de grandeur, pour voir enfin clairement que les temps sont changés ? On pourra dire des républicains de nos jours ce que l’on disait des légitimistes de 1815 : ils n’ont rien appris et rien oubliés ! Mais hélas combien cette ignorance et ces souvenirs nous aurons coûté cher !

Il fait un temps de givre admirable, c’est féerique. Je vais faire une grande promenade à pied autour de Linières. Où est le temps où dans ces promenades solitaires, je m’amusais à rimer mes pauvres petites odes, et si les cauchemars qui m’oppressent sans répit maintenant, semblaient ne devoir jamais cesser d’occuper ma pensée.

Dimanche 15 janvier

Émile de Girardin
Le journal ne nous apporte aucune nouvelle. Il contient seulement une lettre de Girardin revenant sur les conseils qu’il a dernièrement donnés au gouvernement, qui s’empresse peu de les suivre. J’ai reçu une lettre de Martineau (14) qui voit passer sans cesse à Marans des mobilisés des départements voisins : ils sont mal chaussés, mal vêtus, armés de fusils à piston. On les dissémine dans les villages au lieu de les rassembler dans ce fameux camp de la Rochelle, général Detroyat (15), qui devrait contenir 250 000 h. et dont les baraquements ne suffisent pas à mille.

Je passe une partie de la journée à la mairie, à Saint-André, et quelques instants à Linières. Le temps est froid et glacé. Quel hiver !

Lundi 16 janvier

Le courrier nous apprend qu’une dépêche affichée à Montaigu contient la nouvelle de l’incendie du faubourg-Saint-Germain. Je me méfie un peu de cette sorte de renseignements. Le journal n’en dit rien : quelques détails peu importants sur le bombardement, la prise de Péronne par les Prussiens. Les journaux anglais demandent tous l’intervention de leur gouvernement en faveur de la paix.
Je vais à Linières. Dégel.

Mardi 17 janvier

Dieu merci, la nouvelle du courrier d’hier n’était pas vraie : le bombardement cause des dégâts et fait des victimes, mais il n’y a encore pas eu d’incendie ! Le journal contient seulement une troisième lettre de Girardin, où il démontre de nouveau l’urgence d’adopter immédiatement son plan, la guerre après la reddition de Paris devenant impossible à continuer. Nous allons faire une grande promenade à fond, mon oncle et moi dans la journée. Le temps, qui a été affreux toute la matinée, s’est seulement levé vers 3 heures ; nous en avons profité.

Mercredi 18 janvier

Le journal est intéressant aujourd’hui. Il contient deux articles, l’un de Lampuy intitulé la dictature de l’incapacité, et un autre de la Patrie (16) dont le sens légitimiste est curieux de la part de ce journal. Tous les deux forts violents contre Gambetta. Une dépêche venant de Versailles et par conséquent prussienne me semble importante : elle annonce « que l’Autriche voudrait, dans la conférence, poser des bases de paix et que la Prusse ne s’y refuserait pas. » Quant à cette conférence, elle a dû tenir une première séance préparatoire hier à Londres, et s’ajourner jusqu’à l’arrivée de Jules Favre. Ce dernier ira-t-il, on ne sait encore rien ? Je vais à Linières. Assez beau temps dans la journée.

Jeudi 19 janvier

La seule nouvelle importante est une proclamation de Jules Favre dans laquelle il dit que l’Angleterre reconnaissant le nouvel état politique de la France, cette dernière doit être représentée à la conférence, et qu’il s’y rendra dès que la situation de Paris le permettra. Cette phrase est fort vague.
Je vais à midi à une réunion des maires du canton pour arrêter en commun la liste départementale du jury. De là, à Linières avec mon oncle Amaury. Ce soir Charles de Grandcourt (17) vient nous voir et nous annonce une grande sortie à Paris.

Vendredi 20 janvier

Général Bourbaki
Le journal ne dit pas un mot de la grande sortie, mais il annonce que Bourbaki, après une bataille dans laquelle toutes ses forces étaient engagées, n’a pas pu parvenir à rompre les lignes ennemies. Toujours la même chose ! Les optimistes comptaient sur lui parce que les Prussiens le laissaient s’avancer afin de mieux masser leurs troupes.

(14) Comme les de Grandcourt, c’est un cousin de Guyet-Desfontaines, son grand-père maternel par alliance.
(15) Léonce Detroyat, ancien officier de marine, fut appelé par Gambetta à commander le camp de La Rochelle
(16) La Patrie, journal de tendance conservateur
(17) Charles de Grandcourt (1839-1918), cousin d’Eugène, était le fils de Adèle Martineau, cousine de Guyet-Desfontaines. Il se présenta aux élections législatives de 1877, sous la bannière de la gauche. Maire de Saint-Fulgent de 1885 à 1900



On voyait déjà Belfort débloqué et les communications avec l’Allemagne coupées à l’ennemi ! Je vais à Linières avec mon oncle.

Samedi 21 janvier

Léon Gambetta
Il est arrivé au général Faidherbe, près de Saint-Quentin, à peu près la même chose qu’à Bourbaki. Il est arrêté par des forces supérieures. La Prusse, d’après une dépêche de Berlin, ne ferait la paix qu’après la capitulation de Paris, et sur demande de la France. Quant à Gambetta, il a dit à Rennes : « aucun revers ne peut nous décourager, attendons la fin de l’hiver ! » Où sera-t-il à la fin de l’hiver ? Au train où les Prussiens marchent, la délégation ne pourra pas rester longtemps à Bordeaux, et alors ! Quelle folie ! Nantes est en proie à la panique : les idées de résistance y faiblissent beaucoup. Pauvres hommes ! Pauvre pays ! Nous allons à Linières, mon oncle et moi.

Dimanche 22 janvier

Tours est occupé par les Prussiens. Plusieurs sorties ont été faites devant Paris, partout repoussées. Les dépêches françaises n’en parlent pas, mais les dépêches prussiennes. L’Autriche, d’après ces dernières, se préparerait à une médiation entre la France et l’Allemagne. La conférence a tenu sa première séance mardi dernier. Lord Granville y a déploré l’absence de Jules Favre.
Je vais à Linières. La panique gagne Saint-Fulgent ! On est à la recherche d’un soi-disant espion qui s’informe de la fortune des habitants etc. etc. etc…Folie !

Lundi 23 janvier

Aucune nouvelle de la guerre. La France (18), à laquelle Eugène s’est abonné et qui arrive aujourd’hui pour la 1e fois, parle d’une pétition qui se signe à Bordeaux, demandant le départ des hommes mariés et de tout individu de 20 à 40 ans, quelle que soit sa position. L’infirmité ou la maladie seraient les seuls cas d’exemption. Mon oncle et moi, nous allons à Linières. Magnifique temps de printemps.

Mardi 24 janvier

Sortie de Paris du côté du Mt Valérien. On n’en sait pas le résultat. Dijon attaqué par les Prussiens. Lens a résisté, sous le commandement de Garibaldi. La France annonce comme imminent un décret appelant tous les hommes de 20 à 40 ans sous les armes. Quelle rage de levées ! On estime à un million douze cent mille hommes l’effectif armé de la France, et l’on n’en a pas assez ! Comme si c’était le nombre des soldats, et surtout de pareils soldats, qui décidaient de la victoire. Ce sont les chefs qui nous manquent, qui nous ont manqué, qui nous manqueront toujours dans cette malheureuse guerre, parce qu’il n’est plus temps d’en former ! Eugène qui a été hier à Nantes revient ce soir et nous donne quelques nouvelles. La sortie de Paris a été encore une fois repoussée. Nantes commence à ne pas vouloir se défendre. On y est furieux contre la marche des choses et c’est contre Gambetta. On dit qu’à Versailles on désire la paix, que la misère est immense en Allemagne. On prête à Chanzy deux plans : le premier, de se retirer vers Cherbourg et d’y embarquer ses troupes pour les débarquer où il le jugerait à propos. Le second, de marcher sur Nantes, d’y traverser la Loire et de porter la guerre en Vendée. On s’attend à une bataille du coté de Redon. Le pauvre Victor nous a écrit ; après avoir quitté son pays envahi, il est arrivé à Lille, espérant que son infirmité serait une exemption, il a vite passé à la révision et a été déclaré bon ! Par-dessus le marché, injurié, bousculé, manquant de tout.

Mercredi 25 janvier

Le journal donne quelques détails sur la sortie de Paris. Le général Le Flô avait été nommé gouverneur de Paris, avant le départ de Trochu, ce qui indiquerait cette fois le projet, chez ce dernier, de ne pas rentrer dans Paris. L’armée s’est d’abord emparée de Montretout, La Jonchère et Buzenval. Il lui a fallu quitter toutes ces positions et rentrer sous le feu du mont Valérien.

(18) Journal acheté par Émile de Girardin, de tendance gauche libérale.

Je fais vacciner à la mairie toute la commune de Saint-André, on arrive en masse. L’épidémie variolique fait d’affreux ravages tout autour de nous ; à Saint-Fulgent, à Saint-André, un enterrement, quelquefois deux, trois, chaque jour ! (19)

Jeudi 26 janvier

Long rapport de Jules Favre aux agents diplomatiques à l’étranger sur les démarches faites auprès de lui par lord Granville pour lui faire accepter de se rendre à la conférence. Il ressort de ce rapport la ferme intention émise par Jules Favre de poser la question de la paix devant la conférence. Curieuse citation d’une lettre de Gambetta où il lui dit : « Dans l’intérêt de notre cause il le faut ». Jules Favre se rendra en Angleterre quand la position de Paris le permettra. Le roi de Prusse a été acclamé empereur d’Allemagne par les princes et l’armée dans la grande galerie des glaces à Versailles. O Louis XIV, qu’en dis-tu ? Que de nœuds se lient en ce moment en Europe, qu’il faudra que la France dénoue si elle veut vivre. Que de prudence, de patience, de sagesse il lui faudra pour arriver à ce but. Ces vertus-là, les aura-t-elle jamais ? Au moins ce but sera clair, net et précis, c’est beaucoup pour l’esprit français.
Je vais à Linières avec mon oncle par un temps glacé.

Vendredi 27 janvier

Chancelier Bismarck
Le journal nous apporte une étrange nouvelle. M. de Bismarck refuse à Jules Favre son sauf-conduit. La nouvelle arrive par l’Angleterre. On semble douter de sa véracité. Pour ma part, je n’ai aucun doute, elle n’est nullement fausse. Ce n’est pas au moment où Paris va se rendre que M. de Bismarck en laissera sortir Jules Favre. Le procédé est violent, mais c’est de la politique à la prussienne. Le télégraphe apporte aussi de Munich un fragment de discours prononcé à la chambre par le premier ministre bavarois, à propos des subsides nouveaux demandés pour la continuation de la guerre. Le discours est très pacifique : depuis Sedan, y est-il dit, la guerre n’a plus d’objet. C’est l’opinion de la Bavière et de ses alliés qui ne laisseront passer aucun moyen de la faire cesser. Le Wurtemberg est du même avis. Belles paroles, mais à quand les faits ?

Samedi 28 janvier

Nouvelles de Paris : il y règne une assez vive agitation. On demande que Trochu se démette de ses fonctions de général en chef : il n’a pas réussi. La nouvelle de la retraite de Chanzy, le peu de succès de la sortie, commencent à jeter l’alarme. C’est le commencement de la fin. Le temps est toujours glacé : quel hiver ! Rien à donner aux bestiaux, on en abat chaque jour. Disette bientôt, guerre sans fin ! Quelle année !

Dimanche 29 janvier

Eugène entre dans ma chambre, ce matin, m’apportant de bien tristes nouvelles, que le journal ne tarde pas à confirmer. Les énergumènes à Paris se sont portés sur Mazas (20), y ont libéré Flourens (21) et compagnie, ont voulu, sans y parvenir, s’emparer de la mairie du XXe arrondissement, ont ensuite envahi la place de l’hôtel de ville : fusillades aussitôt de toutes parts. La garde nationale les a enfin mis en fuite. Trochu a donné sa démission de général en chef. Il est remplacé par Vinoy, lequel a fait une proclamation bien découragée. Le titre de gouverneur de Paris est supprimé. Trochu reste seulement président de la défense nationale. Détails navrants sur la dernière sortie : Henri Regnault (22) a disparu ! Lettre (dans la France) de Jules Simon (23) recommandant aux préfets de rassembler farine, bestiaux etc. pour le moment où Paris pourra les recevoir.

(19) De décembre 1870 à mars 1871 il y a eu 59 décès à St André, soit 4 fois plus en moyenne, qu’en temps normal sur une même période de quatre mois. En janvier : 22 décès !
(20) Ancienne prison de Paris, située en face de la gare de Lyon.
(21) Universitaire et militant républicain virulent. Il fut emprisonné, après avoir organisé une émeute parisienne le 31-10-1870, reprochant la mollesse des autorités.
(22) Petit-fils d’une cousine d’Amaury-Duval, mort le 19 janvier 1871 lors de la bataille de Buzenval
(23) Membre du gouvernement de Défense Nationale.

Rien de triste comme cette lettre. Quant à M. de Bismarck, il a fait savoir les raisons pour lesquelles il refusait le sauf-conduit à Jules Favre. Elles sont au nombre de deux. 1° Le gouvernement de la défense nationale n’a pas autorité pour traiter au nom de la France, l’envoyé de la Prusse à la conférence n’aurait pas traité avec Jules Favre. 2° (c’est la vraie raison, j’en étais sûr à l’avance) M. Jules Favre ne peut pas se soustraire aux conséquences d’une situation qui est en partie son ouvrage. C’est à dire, en d’autres termes, je vous tiens, je ne veux pas vous lâcher. Et il y a des gens qui disent que l’état moral du monde est en progrès ! Les hommes seront toujours les mêmes, bien fou qui se fait illusion sur eux !

Lundi 30 janvier

Théâtre de Bordeaux où siègent les députés
Il est dit que cette malheureuse guerre ne sera jusqu’au bout qu’un long coup de théâtre. On lisait parmi les dépêches de Bordeaux du 27 janvier 6h30 du soir ce passage qui, est cité intégralement : « La délégation du gouvernement est informée par ses agents à l’étranger, que le Times (24) publie, sur la foi de ses correspondants, que des négociations auraient été entamées entre Paris et Versailles, au sujet du bombardement de Paris et d’une prétendue reddition éventuelle de la capitale. La délégation du gouvernement n’accorde aucun crédit à ces allégations du correspondant du Times, car il est impossible d’admettre que des négociations aient été entamées sans que la délégation en ait été avertie au préalable. Les ballons arrivés jusqu’à présent, n’ont rien fait prévoir de semblable ». Aujourd’hui j’ouvre le journal et j’y lis en grosses lettres : dépêche télégraphique, Versailles 28 janvier 11h15 du soir. M. Jules Favre, ministre des affaires étrangères à la délégation de Bordeaux : « Nous signons aujourd’hui un traité avec M. le comte de Bismarck. Un armistice de 21 jours est convenu : une assemblée est convoquée à Bordeaux pour le 15 février. Faites connaître cette nouvelle à toute la France, faites exécuter l’armistice et convoquez les électeurs pour le 8 février. Un membre du gouvernement va partir à Bordeaux. » Cette nouvelle arrive comme un coup de foudre. La première impression est la joie. C’est un commencement d’accord, un acheminement vers la paix. Mais comment tout cela est-il arrivé, d’où vient que cet armistice si opiniâtrement refusé est aujourd’hui si rapidement conclu ? Ici les inquiétudes commencent : les optimistes y voient l’influence de la misère, du découragement en Allemagne, une injonction des puissances neutres. Pour ma part je ne vois pas les choses ainsi : ce n’est pas au moment où Paris va lui tomber dans la main que M. de Bismarck ira s’occuper des cris de détresse de l’Allemagne et des réclamations des neutres ; encore quelques jours, leur répondrait-il, et mon œuvre est complète, quelques jours qu’est-ce que cela après six mois d’une guerre acharnée ! Il faut que Paris se soit rendu ! Nous verrons cela demain ! Quatre de mes blessés me font leurs adieux, ils partent pour Napoléon (25) où l’intendant les appelle.

Mardi 31 janvier

Le journal me donne pleinement raison. Paris a capitulé, ses forts ont été occupés le 29 à midi par les Prussiens. L’armée est prisonnière de guerre dans la ville et a déposé le même jour 29 les armes. La garde nationale conserve les siennes. Différentes dépêches de Lyon, Bordeaux, signalent une grande animation, les résolutions insensées de quelques fous de continuer la guerre. Il est vrai que toutes ces manifestations ont eu lieu avant qu’on sût que Paris avait capitulé.
Ici à Saint-André, le paysan et le petit bourgeois concluent en disant : tout cela, c’est des trahisons ! Voilà le mot de la France dans ses défaites. Jules Favre et Trochu malheureux sont des traîtres ! Pauvre pays. Je fais transplanter à Linières un gros noyer près de l’allée qui descend à la pièce d’eau. Je passe toute ma journée à Linières. L’agent voyer vient sur le chantier de la route nouvelle. Je passe quelque temps avec lui. Qu’apprendrons-nous demain ?

(24) grand quotidien anglais
(25) nom de la Roche-sur-Yon à l’époque

Emmanuel François, tous droits réservés
Janvier 2011

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jeudi 2 décembre 2010

Le mystère Joseph Guyet


Depuis notre article publié en novembre 2010, nos recherches, plutôt nos trouvailles, ont progressé sur le compte de Joseph Guyet. Il y a d’abord eu la découverte du dossier de rectification des limites communales en 1817 entre Chauché et Saint-André-Goule-d’Oie, avec l’intervention écrite de Joseph Guyet (voir l'article publié sur ce site en juillet 2011 : Louis XVIII s’intéresse à la Morelière. Puis nous avons découvert une trentaine de baux des métairies de Linières entre 1800 et 1830, au temps de Joseph Guyet. Elles nous ont permis de décrire les activités agricoles de cette époque à Linières (octobre et novembre 2012), le statut des métayers (décembre 2012) et l’implication du propriétaire (août 2012). Enfin, un internaute vient de nous informer des biens possédés par Joseph Guyet dans la plaine de Vendée. Et puis nous avons pu reconstituer l’essentiel de la fortune de son père (avril 2013). Tout ceci nous conduit à mettre à jour le présent article dans une nouvelle rédaction, remplaçant celle de novembre 2010. Le mystère de cet homme s’est bien éclairci, même sur un point essentiel : les débuts de sa vie sentimentale avec la vicomtesse de Lespinay.

Ses parents, ses frères et sœurs


Saint-Fulgent
Joseph Guyet, né et baptisé à Saint-Fulgent le 20 avril 1774, est le fils de Simon Charles Guyet et de Catherine Couzin. Son grand-père Louis Guyet (mort en 1758), était marchand, aubergiste à l’enseigne du « Chêne-Vert » à Saint-Fulgent et maître de poste dans ce bourg. Il s’était marié avec Catherine Tricouëre en 1725, elle-même fille d’un marchand de Saint-Fulgent. Son arrière-grand-père (mort avant 1725) s’appelait aussi Louis Guyet et s’était marié vers 1700 avec Marie Mesmin.

Son père Simon Charles, né le 28 octobre 1730, était le cinquième d’une famille de douze enfants nés entre 1726 et 1744. Il avait épousé le 19 juillet 1768 à Triaize, Catherine Couzin, originaire de Champagné-les-Marais, veuve de Jean Charles Pillenière (1741-1767), et fermier demeurant à Triaize (1). Elle était née à Champagné-les-Marais le 26 mars 1744, fille de fermier, et elle est morte à Saint-Fulgent le 12 janvier 1807. La famille d’où est issu Joseph appartient au milieu des notables bourgeois dès avant la Révolution, fréquentant aussi la petite noblesse des environs. Son père Charles Guyet est parrain au baptême de Jeanne de Tinguy le 24 juin 1761 à Saint-Fulgent, fille d’Abraham seigneur de la Sauvagère, et demeurant alors à la Chevaleraye, sur la paroisse de Saint-André-Goule-d’Oie.

Son père était lui aussi à ses débuts aubergiste à Saint-Fulgent et il hérita de la charge de maître de poste située dans ce bourg. Son activité principale était d’affermer des biens qu’il sous-louait ensuite : des métairies et même la terre de la baronnie des Essarts (1772-1787) et le prieuré de Chavagnes. Et avec l’argent gagné il acheta des métairies : deux à la Boissière de Montaigu, une à Beaurepaire, deux à Saint-André-Goule-d'Oie, neuf provenant de l’abbaye de la Grainetière en tant que bien national, trois cabanes dans le marais. Il acheta aussi avant la Révolution le fief de Puyberneau (Sainte-Florence-de-l’Oie), avec ses deux borderies et ses trois métairies, et le fief de la Barette (appelé ensuite Grissay aux Essarts), avec une borderie et deux métairies (2).

Champagné-les-Marais
On sait que l’essentiel de cette fortune fut partagé après la mort de Charles Guyet en mars 1793 entre ses héritiers. Mais il faut compléter l’énumération ci-dessus par les achats dans le pays de sa femme à Champagné-les-Marais que fit Charles Guyet. À la déclaration de succession de cette dernière à Luçon le 20 juin 1807, ses biens propres comprenaient deux cabanes (métairies de Maison Neuve et de la Balise) et des marais salants, évalués au total à 1 622 F de revenus annuels, soit 32 440 F de capital. À cela s’ajoutait la moitié des acquis de la communauté avec son mari défunt, laquelle était évaluée à 4 120 F de revenus annuels, soit 82 400 F de capital (3). Joseph Guyet eut sa part dans l’héritage de Champagné-les-Marais, qu’il augmenta ensuite.

Charles Guyet poussa l’ambition jusqu’à acheter, deux ans avant 1789, la charge de « garde de la porte de Monsieur », qui lui donnait le droit de porter le titre d’écuyer. À Saint-Fulgent il était la personnalité en vue à la veille de la Révolution, avec ses entrées dans la noblesse locale.
De ses neuf enfants, frères et sœurs de Joseph, deux moururent en bas âge et les autres ont, eux aussi, connu une certaine fortune :
  1. Catherine Sophie, baptisée le 19 août 1770. Elle se maria en 1791 avec Étienne Benjamin Martineau, médecin. Ce dernier fut un révolutionnaire très actif, haï pour cela dans la région de Saint-Fulgent, et qui déménagea plusieurs fois avant de se stabiliser comme juge de paix aux Herbiers.
  2. Charles Jacques, baptisé le 9 juin 1772.  Dit Guyet-Desroches, il épousa en 1796 à Champagné-les-Marais, où le couple résida toute sa vie, Rose Boileau, fille d’un marchand. C’était la paroisse d’origine de sa mère, Catherine Couzin. Ils eurent neuf enfants, dont Charles Jean Baptiste (1797-1867) capitaine de vaisseau mort sans alliance (4), Armand Germain, notaire à Marans, Eugène qui fut avocat à Paris où il mourut en 1879, Rose Désirée qui épousa Pierre Hilaire Martineau, notaire à Chaillé-les-Marais (un cousin éloigné de son oncle par alliance).
  3. Joseph, baptisé le 20 avril 1774, avec pour parrain Claude Joseph Frappier, notaire royal et apostolique, sieur de la Rigournière, et pour marraine, Françoise Delagroix (parente de sa mère). Il acheta le domaine de Linières et se maria civilement en 1804 avec Félicité du Vigier, divorcée de Charles de Lespinay. Il fut Chef à l’agence judiciaire du Trésor Royal en 1717, et aussi probablement dans la période antérieure, c'est-à-dire responsable de contentieux au ministère des Finances, en langage moderne.
  4. Pierre Louis, baptisé le 10 avril 1775. Il acheta pour 3 000 livres l’église de Saint-Fulgent incendiée pendant la guerre de Vendée, qu’il revendit en 1803. En 1803 il habitait les Roches-Baritaud à Saint-Germain-de-Prinçay, voisin du fermier général du domaine, Samuel Majou. Il épousa en 1811 Marie Linyer, fille du procureur de Vouvant. Il acheta à Claude III de Beauharnais une partie du domaine des Roches-Baritaud en 1816. Les Marchegay achetèrent la moitié du domaine en 1817. Pierre Louis est mort en 1842 sans enfants. 
  5. Louis René, baptisé le 2 novembre 1776, et mort sans alliance le 4 avril 1853 au château du Bignon (Herbiers), qu’il avait acheté en 1828 à Nicolas de Rouault, après avoir longtemps habité au bourg de Saint-Fulgent. Il y recevait son neveu, Guyet-Desfontaines, fils de Joseph, quand celui-ci venait se faire élire député aux Herbiers, au temps de la monarchie de Juillet. Le château fut vendu en 1854 par les héritiers à Gustave Lelièvre.
  6. Auguste Jacques, baptisé le 15 avril 1783. Il fut à l’origine de la branche de Grissay, du nom de la propriété, située aux Essarts, dont il hérita, aussi appelée la Barette. Il se maria en 1803 à Triaize avec une cousine, Marie Anne Guyet, et ils eurent une nombreuse descendance. En 1807, il habitait à Paris chez son frère Joseph, au no 32 de la rue des Moulins. Il était alors sous-commissaire de la marine, dans un emploi de comptable.
  7. Victoire Adélaïde, baptisée le 17 septembre 1784. Elle se maria en 1815 avec Georges Sibuet (1767-1828), avocat républicain, nommé juge au tribunal de cassation en 1794 (ancêtre de la cour de cassation), puis juge à Bruxelles et député de l’Aisne en 1815. Elle est morte à Paris le 29 juin 1834 sans postérité.

Sa jeunesse 


Joseph Guyet fit des études de droit. Certes, il n’a pas confié son diplôme aux archives, mais en 1817, il occupait le poste de chef à l’agence judiciaire du Trésor Royal (5), c'est-à-dire responsable de contentieux au ministère des finances. Ce poste, même si les relations pouvaient aider à y accéder parfois à cette époque, exigeait une véritable formation juridique. Joseph Guyet possédait sans doute une licence en droit en conséquence, obtenue à Poitiers ou à Paris peut-être. N’oublions pas qu’il avait un oncle, licencié ès lois, qui résidait à Paris. Dans la signature d’un bail de métairie en 1800, il est qualifié « d’homme de lois ».

Après cela il n’est pas facile de croire qu’au lieu de faire ces études, il a été soldat dans les troupes républicaines pendant la guerre de Vendée. Une rumeur a longtemps affirmé que le 7 avril 1794, il était cavalier au 1e escadron de la Charente-Inférieure, comme on le constate sur l’état-civil de Saint-Hermand (devenu Sainte-Hermine), dans un acte de mariage d’un cavalier de cet escadron où il est témoin de la mariée. Sauf que rien ne prouve que ce Joseph Guyet est bien le fils de Charles Guyet de Saint-Fulgent. En poursuivant les recherches, on découvre qu’il existe un autre Joseph Guyet, de quatre ans plus âgé, un cousin originaire de Saint-Michel-Mont-Mercure. Il fut aubergiste, comme son père, dans sa commune. En rapprochant les signatures, il parait probable que ce cousin est le cavalier du registre d’état-civil de Saint-Hermand en 1794. En tout cas ce n’est pas celle du propriétaire de Linières.
Revêtu d’un uniforme de « bleu », on a pu se laisser tenter ensuite par faire de ce Joseph Guyet le sauveur de Mme de Lespinay des noyades de Nantes. Sauf que ce Joseph n’est pas le sauveteur désigné par les livres d’histoire ensuite.

On a dit aussi que Joseph était employé chez les de Lespinay. Après le rachat du domaine de Linières en août 1796, sa nouvelle propriétaire, Félicité Duvigier (épouse de Lespinay), habitait Paris. Joseph Guyet s’est occupé pendant ce temps du domaine sur place, quand il n’était pas à Paris, alors qu’il vivait déjà intimement avec sa propriétaire. À cet égard on a pu le présenter à bon droit comme le régisseur, mais certainement pas au temps du vicomte, parti dans l’émigration à la fin de 1791. On sait qu’ensuite Linières fut mis sous séquestre l’année d’après (6), puis confisqué nationalement en octobre 1793.

Son engagement politique


Les Tricouëre se sont retrouvés dans les deux camps au moment de la Révolution. Un frère de la grand-mère de Joseph, Louis Tricouëre, est connu pour son appartenance au parti républicain à Saint-Fulgent. Son père surtout a pris le même parti. Il a été élu par l’assemblée votante du canton de Saint-Fulgent électeur à la Convention en septembre 1792, comme son gendre Benjamin Martineau. En raison de ses convictions politiques il a été assassiné après un combat par des royalistes dès le début de la révolte, le 14 mars 1793, dans une auberge de Saint-Vincent-Sterlanges.

L’engagement politique de Joseph Guyet n’a pas laissé beaucoup de traces apparemment. Mais sa proximité avec son beau-frère, Benjamin Martineau, ne peut se réduire à des liens uniquement familiaux. Il l’a logé avec lui à Linières en 1798/1799 et en 1800, alors que le domaine appartenait encore à sa compagne, Mme de Lespinay. Or Benjamin Martineau avait acquis la réputation d’un extrémiste du camp des révolutionnaires vendéens, tout comme son frère Ambroise, administrateur du département de la Vendée à Fontenay-le-Comte. En mars 1799 il participa à la mascarade de l’élection de la municipalité cantonale de Saint-Fulgent pour soutenir Benjamin Martineau (voir plus loin). Mais cela ne l’empêcha pas de se plaindre avec sa future femme dès 1797 et d’intervenir politiquement et judiciairement contre la vente des biens qu’elle possédait dans la Vienne, confisqués à cause de l’émigration du mari (7). Son engagement n’exclut pas l’opportunisme chez lui, quoique la cause sacrée de la propriété transcendait généralement la politique à l’époque. Pour un acte de notoriété concernant le nom de sa mère en 1804 et celui de son premier mari, il fait témoigner devant notaires à Paris, Paul Charles Brisson, médecin à Fontenay, Paul Jean Benjamin Clemenceau (grand-père du Père la Victoire), René Henri Jahan, médecin né aux Herbiers (voir le dictionnaire des Vendéens), trois jeunes « bleus » de Vendée (8). Là encore on voit qui il fréquente.

Sa rencontre avec la dame de Linières


La rencontre de Joseph avec la châtelaine de Linières nous est maintenant mieux connue grâce au Journal des Débats récemment numérisé par la Bibliothèque Nationale et accessible sur le site Gallica. Voir notre article sur Le divorce de Lespinay/du Vigier en 1800, publié en janvier 2010 et mise à jour depuis.

Quant au début du mois d’août 1796, Mme de Lespinay devient enceinte, à l’âge de 24 ans, de son fils Marcellin Guyet-Desfontaines, Joseph, le père, a 22 ans. C’est à cette même date qu’elle rachète Linières avec l’aide financière d’un gros commerçant nantais, Dubois-Violette. Mais avec une nouvelle exigence légale imprévue dans les modalités de paiement de l’achat, ce dernier n’assume pas le paiement jusqu’au bout. C’est alors que Joseph désintéresse Dubois-Violette et permet de payer le rachat entièrement. Comment est-il entré en contact avec elle ? Nous ne le savons pas, mais apparemment pas pour une question d’argent, même si celle-ci s’est rapidement posée et que Joseph a alors apporté un secours déterminant. L’avocat de Mme Duvigier dans le procès contre son divorce admettra que « ce service ait été suggéré par l'amour ». Et l’avocat de l’ex-mari dira de la jeune Mme Duvigier : « Cependant elle permet l'entrée de sa maison à un jeune homme du même département, nommé Guyet, qui lui fait des offres de prêt, lui rend des soins, exprime bientôt une grande passion qui est partagée et porte madame de Lespinay à l'entier oubli de ses devoirs. Elle devient mère. » N’oublions pas cependant qu’elle avait 19 ans de moins que son mari, militaire de carrière, à une époque où les parents mariaient leurs enfants en pensant aux patrimoines. Une nouvelle époque s’ouvrait alors, avec de nouvelles mœurs : l’amour devait gouverner les mariages (Cf. « Delphine » en 1802, un roman à la mode de Mme de Staël).

Le prix payé par Mme Duvigier pour le logis de Linières et ses 14 métairies parait très faible (185 560 F), quand on connaît les autres ventes de biens nationaux dans la contrée. Par exemple la seule métairie de la Roche Mauvin fut vendue 150 000 F deux ans plus tard. Certes il n’est pas facile de situer son niveau à cause de la méga-inflation des prix à cette époque, aussi à cause de certains bâtiments incendiés à Linières et dans certaines fermes. Il n’empêche qu’on se demande si l’estimation préalable qui a fixé le prix, contradictoire entre le représentant de l’acheteur et celui du vendeur, n’a pas bénéficié de favoritisme. Le nouveau commissaire du canton de Saint-Fulgent, Louis Merlet écrit à Fontenay le 30 messidor an 4 (30 juin) au commissaire du département : « Dans ce moment nous sommes à estimer les domaines du citoyen de Lespinais émigré » (9). Il ne peut s’agir que de Linières, et à ce moment le président de la municipalité cantonale de Saint-Fulgent n’est autre qu’Étienne Martineau, le beau-frère de Joseph Guyet. Aucun document consulté ne trahit ce favoritisme, mais la question reste posée pour cette vente à l’amiable du 1e août 1796.

Une vie partagée entre Paris et la Vendée


Nous savons que le couple s’est caché pour commencer, en allant vivre à Paris, Joseph revenant épisodiquement à Saint-Fulgent dans sa famille pour s’occuper du domaine de Linières (10). Il y avait bien en 1797 et 1798 à Linières un homme de confiance de Mme Duvigier, Joseph Leroy, présenté comme régisseur de ses biens dans un acte de notoriété du 14 vendémiaire an VI (5 octobre 1797) (11). Dans cet acte, des témoins affirment qu’il a donné à l’administration municipale du canton de Saint-Fulgent, installée en juin 1796, « toutes les marques de civisme et de républicanisme que peut avoir un républicain tel que ledit citoyen Leroy. Il s’est fait un des premiers inscrire sur le registre civique des citoyens de ce dit canton ». Il a alors bénéficié d’un port d’armes. Cet acte a été rédigé par un notaire de Chantonnay dans la maison et en présence de Joseph Guyet située au bourg de Saint-Fulgent. La citoyenne Duvigier y était présente aussi, sans indication de domicile, alors que Joseph Leroy demeure à Linières. On ne sait pas si les amants ont affiché une vie commune pour la population du bourg.

Quant au républicanisme de Joseph Leroy, il pose question deux siècles après. Le mois d’avant en effet, dans un autre acte de notoriété dressé par le notaire de Chavagnes-en-Paillers, il affirme avoir vu Charles Joseph de Goué mort sur le champ de bataille en novembre/décembre 1793 dans un combat qui a eu lieu entre Dol et Pontorson lors de la virée de Galerne (12). Alors pourquoi dire en octobre 1797, qu’il n’a jamais participé à aucun combat avec les royalistes ? Certes, on sait que, fuyant les exactions des armées républicaines à l’été 1793, des républicains se sont réfugiés sous la protection des « armées catholiques et royales ». L’histoire personnelle de Louis Constant Trastour, originaire des Essarts et insurgé malgré lui, est étonnante et instructive sur ce point (13). Alors il faut s’interroger : Joseph Leroy s’est-il laissé entraîner dans la virée de galerne sans participer aux combats ? La comparaison des deux actes de notoriété à un mois d’intervalle établit une contradiction, et le plus vraisemblable est bien son engagement de soldat dans « l’armée ci-devant royale ». L’affirmation du contraire à l’égard de l’administration municipale du canton a peut-être été faite pour faciliter son travail de régisseur d’un important domaine, en lien d’affaires avec les autorités civiles et militaires. Ou bien, fallait-il ne pas mettre mal à l’aise la famille Guyet si les liens de Joseph avec la dame de Linières étaient connus. Les frères Guyet étaient des républicains connus et influents à Saint-Fulgent depuis la mort de leur père dans les premiers combats de mars 1793. Le docteur Benjamin Martineau avait épousé Sophie Guyet et était devenu président de la municipalité cantonale. De son côté, la dame de Linières avait sans doute noué avec Joseph Leroy des liens très forts dans les affres de la virée de galerne. Son amour pour Joseph Guyet créait des relations contradictoires et en même temps pouvait aider à les dépasser. 

Mais les affaires subissaient les conséquences de la guerre civile. Notamment Mme Duvigier dut aller plusieurs fois devant le juge de paix du canton de Saint-Fulgent au premier semestre 1798 pour des conflits avec le métayer de la Morinière et celui de la Grande Roussière, ces deux métairies étant situées à Saint-Fulgent (14). Dans cette période elle habitait à Paris, maison Piquenou, rue Cléry, no 77. C’est l’adresse indiquée dans les deux actes de prêts qu’elle fait le 14 mars 1798 à deux meuniers, l’un de Remouillé, l’autre d’Aigrefeuille, pour leur permettre de réparer leurs moulins, prêtant respectivement 450 F et 600 F. Elle était représentée à l’acte par Joseph Le Roy (15).

Joseph Guyet est alors apparu comme le régisseur pour le compte de sa compagne. Il a même en 1798/1799 reçu sa sœur aînée, Catherine Guyet, et son mari, Benjamin Martineau à Linières. Ces derniers y mirent au monde une petite fille. En juin 1797 ceux-ci déménagèrent à Luçon, et Benjamin Martineau revint de temps en temps à Linières, étant toujours commissaire cantonal de Saint-Fulgent, mais démissionnaire. En septembre 1799 il était absent du logis, comme Joseph Guyet. Heureusement pour eux, car une bande de partisans royalistes vint au logis de Linières pour le piller. Ils venaient d’agresser deux républicains de Chauché : Bossard, agent de la commune, et Bossu, ex assesseur du juge de paix. Dans la traque qui s’en suivit on eut à déplorer un mort dans chaque camp, du côté de la Mauvelonière (16). En mai et juin 1800 Martineau déclarait encore sa demeure à Linières dans deux actes notariaux (17).

Lors de l’assemblée primaire du 22 mars 1799 Joseph Guyet fut élu au bureau de vote au cours de la matinée, puis le vote fut interrompu. Dans l’après-midi, les minoritaires emmenés par son beau-frère Martineau, recommencèrent les votes, et en définitive Joseph Guyet « le parisien » (expression relevée dans le procès-verbal) ne fut figure pas parmi les élus ensuite (18).

En 1798 il a acheté le petit domaine de la Godelinière (Landes-Génusson), avec 60 hectares de terres et des bâtiments en partie incendiés. Il avait été confisqué à un membre de la famille Mesnard de la Barotière, guillotiné pendant la Révolution (19).

Joseph Guyet et Félicité Duvigier ont déclaré une fausse identité du père de leur enfant à sa naissance en avril 1797, car il était illégitime. Ils ont attendu la fin de l’année 1800 pour faire prononcer le divorce de Mme de Lespinay. Ils ont tenté de négocier une acceptation tacite de leur projet de divorce par l’ex-mari, en contrepartie d’un arrangement sur la propriété du domaine de Linières, mais M. de Lespinay est resté inflexible pour refuser le divorce. Il a ensuite intenté un procès pour le faire annuler, qu’il a perdu définitivement en 1804. À la suite de quoi, Mme du Duvigier et Joseph Guyet se sont mariés civilement en septembre de cette année-là. L’autorisation à ce mariage par la mère de Joseph, Catherine Couzin, est daté du 17 germinal an 12 (7-4-1804). Le 28 thermidor an 12 (16-8-1804), Joseph fit établir un acte de notoriété sur le vrai nom de sa mère, Couzin, au lieu de Cousin comme il est écrit dans son acte de baptême le 20 avril 1774 sur le registre de la paroisse de Saint-Fulgent (20).

Entre temps Joseph Guyet avait totalement pris en main les destinées du domaine de Linières. En 1803, un des métayers des lieux s’appelait Jean Gaborieau. Il servit de témoin lors de la rédaction du testament de Catherine Couzin, la mère de Joseph (21).

La même année 1803, Joseph Guyet racheta à la veuve Sapin le mobilier garnissant l’hôtel du Chêne-Vert, avec deux de ses frères, René Louis et Pierre Louis, et son beau-frère Martineau. Les murs appartenaient en indivision aux quatre acheteurs, mais l’hôtelière devait probablement avoir fait faillite après la mort d’Alexis Hérault, son premier mari. Celui-ci avait pris la suite de Charles Guyet dans la tenue de l’hôtel (22).

Lors de l’un de ses séjours réguliers en Vendée en 1802, il s’est porté caution pour un élève proposé par le préfet du département de la Vendée à l’admission à l’école vétérinaire. Le règlement exigeait cette caution pour la somme de 600 francs. Le candidat était un maréchal demeurant dans le bourg de Vendrennes, Jacques Alexandre Chateigner. On sait que le métier de maréchal consistait traditionnellement en soins apportés au bétail, et pas seulement à poser des fers aux sabots des chevaux. On peut supposer ainsi la vocation du futur élève, dont le niveau de formation pouvait se contenter de savoir lire et écrire. En 1802 il fallait surtout former des vétérinaires militaires, avec un niveau scientifique encore faible. Il existait alors deux écoles vétérinaires à l’époque, l’une à Alfort et l’autre à Lyon. On ignore le lien de cet élève avec Joseph Guyet (23). 

Fonctionnaire à Paris


Mme Guyet avait continué de confier la gestion de certains de ses biens propres à un avocat de Poitiers, Boncenne. Celui-ci lui en rendit compte en novembre 1803 pour les années antérieures, puis en 1806 et 1808. Quand Joseph Guyet voulut les examiner, certains papiers avaient disparus, et celui-ci fit un procès à l’avocat. Néanmoins les parties s’entendirent par une transaction en 1812 où M. et Mme Guyet abandonnèrent leurs accusations contre Boncelle. C’est François Allain, agent judiciaire du trésor impérial à Paris (au ministère des finances), qui s’entremit pour cette transaction, car Joseph Guyet travaillait à ses côtés (24). De manière plus précise, on apprendra qu’en 1817 il s’occupait de contentieux au trésor impérial.

Église Saint-Étienne-du-Mont à Paris
En février 1811, la première fille survivante de son épouse, Félicité Henriette de Lespinay, est décédée à l’âge de vingt et un ans. En août 1812, Joseph et Félicité Guyet régularisèrent leur mariage à l’Église à Paris (Saint-Étienne-du-Mont). Pendant ce temps, leur fils était pensionnaire au lycée impérial Louis-le-Grand. Il devra attendre l’année 1824 pour obtenir des tribunaux une adoption légale de ses parents, à cause de législation de l’époque.

Après la mort de Charles Augustin de Lespinay en février 1807, Joseph Guyet conclut une transaction au sujet d’une rente foncière due au seigneur de Linières autrefois, avec les propriétaires du village de Villeneuve (Chauché). Notre article d’octobre 2010, donne tous les détails sur cette affaire (La rente foncière du tènement de Villeneuve à Chauché).

L’adresse parisienne de Mme Duvigier au moment de la naissance de son fils Marcellin en 1797, et de son divorce en mairie de Chauché en 1800, au no 41 rue du Four-Saint-Honoré, est toujours la même en 1803. C’est celle que déclare en effet Joseph, comme étant la sienne, dans une reconnaissance de dette à cette date de la veuve Monnereau, métayer de la Fontaine à Saint-Fulgent. C’est la même adresse qui a été portée sur l’acte de naissance de leurs fils Marcellin, ce qui trahit la supercherie dans cet acte sur les noms des parents.

En 1807 le couple habite au no 32 rue des Moulins à Paris, avec leur fils Marcellin et la fille née du premier mariage de Mme Guyet, Henriette de Lespinay. C’est ce qui ressort de la déclaration de succession au bureau de Montaigu, de Charles Augustin de Lespinay à cette date. À cette adresse habitait aussi un jeune frère de Joseph, Jacques Auguste Guyet, qui s’établira plus tard aux Essarts. En 1813 le couple a changé et habite désormais au no 10 rue du Carrefour de l’Odéon. Quelques mois avant son décès en 1830, on note une dernière adresse de Joseph Guyet à Paris, au no 7 Passage des Petits-Frères. Il avait plusieurs propriétés à Paris. Et il est mort au no 76 rue de Maillot à Paris le 30 mai 1830 (25).

Dans les dernières années de sa vie, Mme Guyet vécut à l’Abbaye-aux-Bois à Paris, malade et soignée par une nommée Julie Laurent. Ainsi désignait-on un ancien couvent situé au no 16 rue de Sèvres et au no 11 rue de la Chaise dans le 7e arrondissementLa première pierre de son église avait été posée par la mère du Régent le 8 juin 1718 (26). Après la Révolution, les bâtiments furent transformés en habitations par des particuliers, et loués en partie à des dames seules de la haute société, dont Mme Récamier, et Mme Guyet. Répondant au vœu de sa mère, Marcellin Guyet-Desfontaines constitua une rente viagère de 3 000 F par an au bénéfice de Julie Laurent, et lui légua aussi en usufruit tout le mobilier ayant appartenu à sa mère à l’Abbaye-aux-Bois (27).

Nous avons décrit dans nos articles du dernier trimestre 2012 comment il a conduit une politique de valorisation de son domaine de Linières, importante, et exigeante pour un habitant de Paris. Il avait un régisseur sur place, longtemps son cousin Jean Guyet, originaire de Sainte-Cécile. Mais il s’est déplacé souvent en Vendée pour ses affaires qu’il a toujours suivi de près. Il louait son banc, comme tous les paroissiens, dans l’église de Saint-André-Goule-d’Oie, par mise aux enchères comme cela se faisait à l’époque. En 1817 il paie la plus grosse somme : 9 F (28). On voit là plutôt une contribution du châtelain de Linières, car la place a dû souvent être vide. Pour commencer il a dû prendre en charge les conséquences de la guerre de Vendée. De plus, il a saisi des opportunités pour acheter et vendre des métairies et au final il a agrandi son domaine. À sa mort en 1830, Linière comporte dix-sept métairies procurant un revenu annuel déclaré de 15 800 F. Il y faut y ajouter les 476 hectares possédés à Champagné-les-Marais et Puyravault, procurant un revenu annuel déclaré de 15 660 F, dont le château de Champagné dans le bourg acheté en 1814 (29). Et nous ne comptons pas ici ses terres à Aigrefeuille, au moins la borderie des Loges achetée en 1797 (30). Bref, il était devenu très riche.


(1) Archives de Vendée, notes généalogiques de Jean Maillaud, tome 19, page 120 et 131.
(2) Article sur Simon Charles Guyet de Saint-Fulgent en avril 2013 sur ce site.
(3) Archives de Vendée, Bureau de déclaration des successions de Luçon, Catherine Cousin le 20 juin 1807 (vue 176).
(4) Voir sa biographie dans Nom de Vendée sur le site des Archives départementales de la Vendée.
(5) Archives départementales de Vendée, dossier de modification des limites de Saint-André-Goule-d’Oie, 1 M 290.
(6) Archives de Vendée, notaire Allard des Herbiers : 3 E 019 (12 germinal an 11), acte de notoriété à la demande de B. Martineau sur le séquestre de Linières (vue 202/492).
(7) Mémoire du 18-10-1814 de Boncenne au roi, page 6 et 7, Archives historiques du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 32-3 (copie du mémoire à la Médiathèque de Nantes).
(8) Archives privées Fitzhebert (dossier no 2). Et Jean Artarit, Fontenay-le-Comte sous la Révolution, Éditions du CVRH, 2014, page 357 et Clemenceau un destin, Ibidem, 2018, page 290.
(9) Archives historiques du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 12-I, lettre du 30 messidor an 4 de Merlet au commissaire du département.
(10) Archives de Vendée, notaires de Sainte-Cécile, minutes isolées, Joseph David, reconnaissance de dette envers Joseph Guyet le 4 thermidor an 7 (vues 80 et 81).
(11) Archives de Vendée, notaires de Chantonnay, étude A, Jean Fleurisson (an V-4 novembre 1806) : 3 E 6 8 an V-an VI, acte de notoriété du 14 vendémiaire an VI (5-10-1797) pour Joseph Leroy, vues 215 et 216.
(12) Archives de Vendée, notaires de Chavagnes-en-Paillers, Bouron : 3 E 18/18, acte de notoriété du 19 fructidor an 5 constatant la mort de Charles Joseph de Goué en novembre/décembre 1793 lors de la Virée de Galerne.  
(13) A. Gaillard, Louis Constant Trastour insurgé malgré lui à 16 ans, entrainé dans la tourmente révolutionnaire, dans « Recherches Vendéennes » no 17, 2010, pages 53 à 126.
(14) Archives du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 20, notes sur Mme du Vigier. 
(15) Archives de la Vendée, notaires de Chavagnes-en-Paillers, Bouron : 3 E 31/18, prêts de 450 F du 14-3-1798 de Mme de Lespinay à Pierre Favreau, et de 600 F à Louis Cussard.
(16) Archives historiques du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 12-IV, compte-rendu du 3 vendémiaire an 8 de Gérard sur les attaques de partisans à Chauché le 30 fructidor an 7.
(17) Archives de Vendée, notaires de Chavagnes, Bouron : 3 E 31/18, achats du 18-5- 1800 et du 6-6-1800 par Martineau des deux moulins de Vendrenneau et ferme des moulins.
(18) Archives historiques du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 12-III, procès-verbal du 22 ventôse an 7 de Martineau et lettre du même à Cayaud du 4 et 13 germinal an 7.
(19) Archives de Vendée, vente de biens nationaux, vente de la Godelinière du 2 floréal an 6 (21-04-1798) : 1 Q 259, no 917.
(20) Acte de notoriété du 28 thermidor an 12 (16-8-1804) sur le nom de Couzin par devant Vingtain notaire à Paris : Archives privées Fitzhebert (dossier no 1).  
(21) Archives de Vendée, notaires de Montaigu étude F, J.-M. Brethé, testament de Catherine Couzin du 29 brumaire an 12 (21-11-1803), vue 73.
(22) Archives de Vendée, notaires de Montaigu étude F, J.-M. Brethé, achats du mobilier et meubles par les frères Guyet à la veuve Sapin le 3 frimaire an 12 (25-11-1803), vue 81.
(23)  Caution du 9-8-1802 de Joseph Guyet pour un élève de l’école vétérinaire, Archives de Vendée, notaires de Chavagnes-en-Paillers, Bouron : 3 E 31/19. 
(24) Ibidem (7).
(25) Acte de décès de Joseph Guyet : Archives privées Fitzhebert (9e dossier).
(26) Dirk Van der Cruysse, Madame Palatine, Fayard, 1988, page 572.
(27) Actes testamentaires de Marcellin Guyet-Desfontaine, Archives nationales, études notariales de Paris, Me Pitaux : MC/ET/XIV/850.
(28) Recettes et dépenses de la fabrique de Saint-André Goule-d’Oie (1811-1812), Archives de la paroisse de Saint-Jean-les-Paillers, relais de Saint-André-Goule-d’Oie : carton no 29, chemise V.
(29) Complément d’information donné par Daniel Priouzeau sur Guyet-Desfontaines dans Nom de Vendée sur le site des Archives de Vendée.
(30) Archives de la Vendée, notaires de Chavagnes-en-Paillers, Bouron : 3 E 18/18, ferme du 5 nivôse an 6 de la borderie des Loges de Mme Duviger à Hervouet.

Emmanuel François, tous droits réservés
Décembre 2010, rectifié en février 2024

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lundi 1 novembre 2010

Le candidat Guyet-Desfontaines aux élections législatives en Vendée (1834-1849)

On sait que le propriétaire de Linière – il habite Paris – a été élu député de la Vendée dans la circonscription des Herbiers de 1834 à 1848. La Bibliothèque Nationale de France conserve quatre déclarations à ses électeurs au moment des élections, datées du 22 juin 1834, 12 octobre 1837, juin 1842, juillet 1846 (en tant que député sortant) et mai 1849 (en tant qu’ancien député).

Il nous manque sa déclaration lors de sa réélection en 1839, ainsi que celle de sa liste aux élections de 1848, les premières au suffrage universel masculin. Celle-ci s’est déroulée au scrutin de liste départementale à la proportionnelle, alors que les précédentes l’avaient été au scrutin majoritaire d’arrondissement par un corps électoral censitaire.

Avec ces lettres à ses électeurs, nous n’apprenons rien de plus d’important sur ses votes à la chambre des députés que nous ne savions déjà (voir page 143 et s. de mon livre, Les châtelains de Linières à Saint-André-Goule-d’Oie). Certes il se justifie parfois en jugeant les gouvernements qu’il a refusé de soutenir, nous apprenant certains choix. Surtout, ces lettres nous font mieux comprendre, avec ses mots de l’époque, les orientations et les buts de l’homme politique et les postures du candidat.

Dans sa première déclaration de juin 1834, il se présente sous un angle personnel qu’on ne retrouvera pas ensuite. En tant que parachuté, puisqu’il est notaire encore en activité à Paris, il parle de « notre pays de la Vendée, berceau de ma famille, siège d’affections et d’intérêts ». Il se dit encouragé par un certain nombre d’électeurs, et il rappelle qu’en 1831 il était secrétaire du bureau de vote aux Herbiers. C’est un détail un peu ridicule, mais il faut bien faire oublier la réalité de son parachutage. Sa profession de notaire est un gage de loyauté, selon lui, et sa première profession d’avocat est une preuve de son aptitude au droit. Pour se dire désintéressé, il rappelle que sa position de notaire est à la fois lucrative et environnée de considération, donc ne poussant pas à ambitionner des places. Puisqu’il le dit. Mais il a le projet de démissionner, ce qu’il fera 18 mois après, alors il prépare le terrain : « Si je démissionne ce sera par dévouement », et sans mérite à cause de sa fortune. Il promet : « je n’accepterai pas d’emploi salarié ». Pour ses opinions politique il est clair : « Mes opinions sont constitutionnelles, je repousse le carlisme et je ne veux pas plus de la république ». Le carlisme fait référence au prétendant d’une branche légitimiste des Bourbons renversés en 1830. N’oubliant pas qu’il est en Vendée, malin il précise : « Nous devons redouter les révolutions, dans nos contrées plus qu’ailleurs. » C’était le vœu partagé du peuple qui ne votait pas, et des gros propriétaires qui votaient. On voit dans son courrier un envoie à Goupilleau maire de Montaigu. C’était le fils de l’ancien conventionnel resté fidèle à ses convictions jacobines et antireligieuses sous Napoléon. Le fils écoutait Guyet-Desfontaine avec sympathie. 

Les lettres des élections suivantes expriment un vrai contenu où l’auteur ne parle pas pour ne rien dire. D’ailleurs son style est direct et va à l’essentiel. Elles sont dépourvues généralement de formules de propagande, et l’auteur y nuance ses propos.


Orientations politiques de Guyet-Desfontaines


Il les affirme clairement et il en fait normalement la référence pour juger les gouvernements et justifier ses prises de position. Ainsi en mai 1849, il écrit : « Appelé par cinq élections successives à faire partie de la députation de la Vendée, je m’honore d’avoir été pendant quatorze ans dans nos assemblées l’un des représentants de l’opinion libérale et modérée du département … ».

L’étiquette de libérale avait à l’époque un autre sens que maintenant. Le socialisme n’existait pas encore, qui a pris sa place à gauche un siècle après. Les libéraux voulaient le « développement de nos institutions libérales de 1789 et de 1830, grandes époques dont on n’est trop enclin, de notre temps, à laisser s’effacer le souvenir », selon Guyet-Desfontaines (juillet 1846). En cela il s’oppose aux conservateurs de l’époque. Dans sa déclaration du 12 octobre 1837, parlant du gouvernement sortant, il juge ainsi la droite conservatrice : « … pour eux, résister signifiait arrêter le mouvement ; mais pour les fervents, résister c’était réagir, c’était …remonter le torrent des révolutions ». La Révolution française est bien le marqueur départageant la droite de la gauche à l’époque, d’autant que les libertés publiques et la démocratie sont encore embryonnaires dans le pays. Le clivage entre l’aile gauche des orléanistes, dont fait partie le député de la Vendée, et leur aile droite, tient en ce que les premiers regardaient la Charte de 1830 comme le point de départ d’une évolution et que pour les seconds, elle constituait une ultime concession aux idées libérales.

Toute la Vendée, et pas seulement l’arrondissement des Herbiers, élit à cette époque des hommes politiques de la gauche modérée ou centre gauche. Bien de riches votants les préféraient donc aux candidats royalistes légitimistes. C’est le suffrage universel qui permettra l’élection des hommes politiques de droite dans le département. Ainsi Guyet-Desfontaines est élu député en 1846 avec 114 voix contre 70 à Querqui, candidat royaliste. En 1837 il avait obtenu 108 voix contre 41 pour le comte de Chabot (Mouchamps). L’achat des biens nationaux, voulu par les révolutionnaires, explique le phénomène pour l’essentiel. Cet engagement chez les libéraux conduira, on le sait, Guyet-Desfontaines à participer aux évènements qui préparèrent la Révolution de 1848, mais il n’était pas pour autant du camp des républicains.

Il se voulait le représentant en Vendée de l’opinion libérale et modérée. Ce dernier mot est aussi important. Il est partisan de la Révolution française en faisant le tri et en ne retenant que le côté positif à ses yeux. De ce fait il rejette les extrémismes et des débordements qu’elle a entraînés. Lors de sa première candidature en 1834 il déclare : « Ce que je veux, ce à quoi tendront toujours mes efforts, c’est le maintien de nos institutions, c’est leur développement le plus entier et le plus complètement libéral, mais avec la sage progression qui seule peut en assurer la stabilité. » Et lors de sa dernière candidature en mai 1849 il fait un appel pour promouvoir « les principes de modération, d’ordre et de liberté qui ont constamment dirigé ma conduite politique. » (en 1849, il change l’ordre des mots : l’ordre avant la liberté, pour s’adapter aux nouveaux électeurs vendéens du suffrage universel). Cette continuité dans l’affirmation de sa position modérée n’est pas une posture de consensus pour faire pendant à sa position libérale. Elle est sincère et caractérise bien l’opinion et l’intérêt des « bourgeois », (le mot s’apprête à faire fortune en littérature et en politique), les nouveaux possédants et enrichis au cours du XIXe siècle.

Tout au plus dans la forme, l’accent sur cette modération peut paraître parfois comme une concession à l’opinion dominante de l’époque qui est conservatrice, les élections au suffrage universel de 1848 le montreront. Ainsi en juin 1842, il écrit : « toujours sincèrement attaché au gouvernement sorti de notre révolution de 1830, à notre trône constitutionnel et à nos libérales institutions, ne me croyant ni moins bon ni moins intelligent conservateur que le parti qui affecte de se distinguer par ce titre exclusif… ». La mode était alors de se dire conservateur et Guyet-Desfontaines en exprime de l’agacement.

Cette position du juste milieu explique l’ouverture d’esprit dont le châtelain de Linière fit preuve en prenant comme régisseur Pierre Maindron dans les années 1840. Ancien maire royaliste de Chauché, ancien capitaine dans l’armée de Charette, l’ancien combattant de la guerre de Vendée n’était pas un adversaire pour Guyet-Desfontaines, plutôt une victime des excès de la Révolution. Tous deux étaient monarchistes, mais se séparaient sur la branche à servir, légitimiste ou orléaniste. Ils n’avaient pas le même regard sur la Révolution, le légitimiste rejetait tout de la Révolution et l’orléaniste n’en rejetait qu’une partie.


Buts politiques de Guyet-Desfontaines


Comme dans beaucoup de discours politiques, ses orientations prennent le pas sur les buts politiques poursuivis. Il exprime néanmoins ceux-ci en juin 1842 au détour d’une phrase, où il propose « plus d’espoir pour la dignité, les franchises et le bien-être du pays. » La dignité, c’est une politique extérieure plus indépendante et plus patriote, les franchises, ce sont des institutions plus démocratiques, et le bien-être se veut économique et social.

Comme la plupart des hommes politiques dans leurs discours, il confond, déjà à cette époque, buts politiques et orientations politiques. Certes, la lutte pour le pouvoir ne peut laisser aucune légitimité à l’adversaire ayant des orientations différentes, tout en proclamant des buts identiques : ses propres orientations servent tellement bien ses buts politiques, qu’elles se confondent avec eux. C’est chez l’adversaire qu’il en va différemment. L’historien ne saurait adopter cette confusion, faute de manquer d’esprit critique. Deux exemples puisés dans l’histoire permettent de le comprendre. Ainsi, les membres de la Convention, thuriféraires de la déclaration des droits de l’homme de 1789, ont-ils bien servi cette dernière ? Les artisans de la paix qui ont dirigé la politique étrangère et militaire de la France après 1918, n’ont-ils pas aidé Hitler sans le vouloir ? On voit bien avec ces deux exemples que les orientations prises sont allées à l’encontre des buts poursuivis. Qu’en est-il de Guyet-Desfontaines et de ses amis de la Monarchie de Juillet ?

La dignité de la France exigeait à leurs yeux moins de complaisance à l’égard de l’Angleterre, surtout dans les conflits de nature commerciale ou coloniale. Ils ne supportaient pas les Bourbons et ils les accusaient d’être revenus au pouvoir dans les fourgons des puissances étrangères après la défaite militaire de Napoléon. Ils les soupçonnaient de préférer servir les cours étrangères plutôt que les intérêts de la France, comme les émigrés d’autrefois. Cette vue partisane ignorait que l’alliance anglaise répondait à l’intérêt de la France dans le jeu d’équilibre compliqué avec les autres puissances (Russie, Autriche, Prusse, empire ottoman). Et cela n’empêchait pas Guizot de mener en sous-main et en même temps une politique d’expansion coloniale dans l’océan Indien (possession de Mayotte en 1841/1843) (1).

L’évolution du régime vers plus de démocratie, voulue par notre député, passait-elle bien par le soutien à la Monarchie de Juillet ? L’histoire a répondu non, avec la Révolution de 1848 qui a remplacé ce régime par la IIe République. L’argument n’est pas suffisant on le sait, puisqu’il fallut attendre bien des péripéties pour qu’une véritable démocratie s’enracine en France à la fin du XIXe siècle avec la IIIe République. Ce qu’on peut lui reprocher plus sûrement sur ce chapitre, c’est son absence de clairvoyance sur l’instabilité gouvernementale, une des causes du renversement du régime.

La Charte constitutionnelle de 1830 instaure sous l’autorité d’un « roi-citoyen » un régime politique instable. Sa fidélité au roi et au régime est un choix intangible pour Guyet-Desfontaines. Parce qu’il est favorable aux acquis de la Révolution et à leur développement, il refuse le retour des Bourbons. Le bonapartisme n’est encore qu’une nostalgie sans consistance politique. Les républicains représentent pour lui un extrémisme dangereux si on se souvient de certains excès de la Révolution. La solution de la Charte constitutionnelle de 1830 lui apparaît alors le seul choix raisonnable. De ce fait il refuse d’entrer dans les détails des dispositions constitutionnelles.

Celles-ci font que le gouvernement se trouve à la merci, à la fois des combinaisons parlementaires et des intrigues du roi, le chef du pouvoir exécutif. C’est l’instabilité gouvernementale, qu’il constate en juin 1842 : «… des cabinets sans consistance ni foi dans la durée pour tenter quelques grande et utile mesure. » Il en accuse la chambre sortante avec « une majorité inconstante et fractionnée. » La cause de l’instabilité réside selon lui « dans l’ambition et l’intérêt personnel » qui ont anéanti « la majorité libérale sortie des urnes en 1839 ». Pousser plus loin la réflexion sur les dispositions constitutionnelles, serait sans doute remettre en cause la charte sacrée, comprise comme un tout. Il ne le fait pas et, avec le recul qui est le nôtre, on peut le lui reprocher.

Révolte des canuts à Lyon
Enfin, dernier but politique poursuivi : le bien-être économique et social. Faire du développement économique une priorité, c’est nouveau alors pour un gouvernement français. L’État favorise le capitalisme industriel (ex. création des chemins de fer, obligation d’utiliser les poids et mesures nouveaux, etc.) et financier (deux banquiers seront premier ministre), le protège par des droits de douane élevés. La croissance économique profite aussi aux paysans et aux artisans.

Sur un autre plan, les problèmes ouvriers naissants (grèves des canuts lyonnais en 1831) sont tantôt ignorés, tantôt aggravés par le régime. La première loi sociale, peu appliquée, pour limiter l’âge d’admission des enfants dans les entreprises à huit ans, date de 1841. La critique négative est ici sans appel. Pour le progrès social, il aurait fallu d’autres orientations politiques.

Les postures du candidat


Un candidat écrivant à ses électeurs se doit de présenter sa politique, mais il n’échappe pas non plus à la nécessité de se présenter lui-même, même s’il le fait de manière détournée. Guyet-Desfontaines, lui, est direct et simple.

Ainsi dans sa lettre d’octobre 1837, le député sortant commence par expliquer qu’en 1834, il était « sans antécédent politique, mais ma position très indépendante et ma vie remplie par l’étude et la pratique des affaires inspirèrent confiance ». (Il avait été notaire). Depuis, « j’ai agi avec la plus entière indépendance et avec abnégation de toute préoccupation personnelle ». Cette indépendance est la condition, selon lui, « de la sincérité dans un gouvernement représentatif. »

À cet égard, il faut se rappeler que les députés à son époque ne recevaient pas d’indemnités pour leur fonction. Celle-ci était donc réservée à ceux qui vivaient de leurs rentes. Ce sont les républicains qui ont instauré l’indemnité parlementaire, pour permettre aux pauvres d’occuper la fonction.

L’indépendance est la marque de fabrique de Guyet-Desfontaines, qu’il veut afficher, si l’on ose dire. Il la rappelle à chaque élection, faisant comme si c’était une vertu qui allait de soi, comme si la fidélité n’en était pas une autre au même niveau, qui amène à voter dans la discipline toujours pour le même gouvernement qu’il soutient. Dans le salon de sa femme on le voit homme d’influences avec des hommes politiques, dans la presse aussi puisqu’il finança le journal Le Siècle. Garde-t-on bien son indépendance dans le jeu des influences ?

A. Thiers (photo Nadar)
Nous ne connaissons pas assez bien l’homme pour comprendre pourquoi il met l’accent sur cette position, qui ne manque pas de désintéressement et de vertu à priori. On peut cependant avancer que sa position de soutien critique au régime, toute en nuances, au milieu des simplifications polémiques de la vie politique, risquait d’être mal comprise. Lui donner les vertus de l’indépendance contribuait sans doute dans son esprit à la faire mieux accepter. Ainsi en octobre 1837 il écrit : « Je puis sans embarras rendre compte de tous mes votes : en chaque circonstance ils ont été le résultat d’une conviction raisonnée et non d’une opposition systématique. » Dans ce sens, il précise : « deux fois dans cette période de trois années, mes amis et moi nous avons prêté notre appui à ces hommes nouveaux qui exprimaient la volonté de faire rentrer le gouvernement dans des voies de modération et de progrès. » (Ici il fait allusion aux gouvernements de Thiers). Le débat est vieux comme la politique : s’il ne vote pas toujours pour les mêmes gouvernants, c’est par constance bien sûr (ce sont les autres qui changent, pas lui). Il a cette formule : « Quant à moi, tel j’ai été tel je serai. »

De même, en juin 1842, il écrit : « Au milieu de tant de variations …j’ai dû, en conservant mes principes, et en restant fidèle au poste où vous m’aviez placé, me trouver successivement en majorité et en minorité ». On peut avancer une autre raison à sa mise en avant de son indépendance. Probablement voulait-il se démarquer des pratiques de clientélisme, voire de corruption, qui ont marqué le parlementarisme de la Monarchie de Juillet. Et puis, n’avait-il pas remarqué que ce mot d’indépendance avait une résonnance particulière dans l'âme vendéenne ?

Autre posture de candidat, il ne fait pas de promesses. Il l’écrit en juin 1842 « Trois fois honoré de vos suffrages, et après huit années de législature, je n’ai plus à vous faire de profession de foi politique. –De quel poids peuvent être, devant des actes publics et l’épreuve des principes soutenus sans déviation, ces protestations qu’engendrent si nombreuses chaque période de nos élections générales, et, qui trop souvent mises en oubli, deviendraient, si elles valaient d’être exhumées, la condamnation énergique de tant de démentis donnés aux promesses du candidat par la conduite de l’élu ? ». Dommage que la phrase soit un peu longue et alambiquée. En 1842, les candidats n’avaient pas de conseiller en communication, dans le cas présent gage de plus de sincérité sans doute.

Les qualités personnelles de Guyet-Desfontaines, qui ressortent de notre analyse des quatre lettres aux électeurs de l’arrondissement des Herbiers, informent sur le personnage sans aucun doute. Une « biographie satirique des députés par Satan », écrite par un libéral en 1847, qualifie Guyet-Desfontaines de « député indépendant, ferme, loyal et plein de patriotisme ».

On peut aussi lire un texte écrit au vitriol sur son activité de député, ce qui est somme toute le lot normal de la politique à toute époque. Il y est attaqué sur son élocution dite nasillarde et sur son physique : il est laid comme son collègue de la Roche-sur-Yon Chambolle selon le polémiste. Et puis il ne parle jamais à la tribune, car « il est entièrement dépourvu de toute idée ». On a vérifié dans le Moniteur ses interventions régulières lors des discussions à l’assemblée. Certes il n’est pas une vedette de la chambre, mais il y est actif. Outre les débats indiqués plus haut à cause de leur importance, à titre d’exemples on le voit déposer des amendements dans les projets de loi relatifs aux chemins de fer sur plusieurs lignes en 1839, 1841, 1844 et 1845. D’ailleurs il accueillait fréquemment dans son salon Casimir Lecomte, directeur des chemins de fer Paris-Orléans (caricaturé par J. A. Barre). En 1841 il propose un amendement au projet de loi relatif à la propriété littéraire. En 1843 il intervient sur la pétition des habitants de Bourbon-Vendée qui demandent que la dénomination de Napoléon-Vendée soit rendue à cette ville (no 1369 des tables du Moniteur) (2). Il faudra attendre 1848 pour cela, ce qui pourrait laisser entendre qu’il n’avait pas le bras long ou que le sujet était difficile. Son cousin par alliance, Olivier Gabriel Désiré Legras de Grandcourt (demeurant à Saint-Fulgent), présida le comité d’érection de la statue de Napoléon au milieu de la grande place centrale de la ville, laquelle fut inaugurée en 1854 par Napoléon III (3).

 Il faut se rappeler aussi que ces élections s’adressaient à un peu plus de 200 électeurs seulement, choisis parmi les plus riches. En effet, avec un aussi petit nombre, la « cible » visée, comme diraient nos communicants d’aujourd’hui, était assez circonscrite pour donner un caractère presque personnel à cette communication électorale, éprouvant facilement la sincérité du candidat. Le poids du nombre d'électeurs à convaincre ne poussait pas à la tentation d’un discours politique trop simplifié.

Dernière remarque : sa lettre pour les élections du mois de mai 1849 (législative de la IIe République) est brève et banale. On a l’impression qu’il ne croit pas à son élection, ayant mesuré, à juste titre, à quel point les électeurs (au suffrage universel) du département de la Vendée refusent ses orientations politiques de centre gauche. Il donne le sentiment de figurer sur la liste pour faire plaisir à ses amis politiques.

En définitive Guyet-Desfontaines est un cas à part de notable à son époque, mais révélateur du régime politique de Juillet. Mis à part ses amis vendéens, sa famille en vendéenne et son personnel du domaine de Linières, il n’avait pas de contact avec les communautés villageoises de sa circonscription. Il n’en n’était pas le représentant, n’étant mandataire que des intérêts de ses électeurs censitaires et des idées libérales localement minoritaires. Son rôle social d’intermédiaire entre l’État et les populations était faible, voire inexistant. 


(1) Saïd Ahamadi Raos, Mayotte et la France de 1841 à 1912, Éditions mahoraises, 1999, pages 21 et 62.
(2) relevés des tables annuelles du Moniteur sur le député Guyet-Desfontaines écrits sur les chemises des dossiers no 6, 7, et 8 : Archives privées Fitzhebert.
(3) Archives de Vendée, Fonds Bousseau et famille de Grandcourt : 42J/19, Olivier Gabriel de Grandcourt et sa descendance.

Emmanuel François, tous droits réservés
Novembre 2010, complété en août 2022

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