mercredi 5 janvier 2011

Journal du maire de Saint-André-Goule-d’Oie en janvier 1871

Siège de Paris en 1870 (planche scolaire)
Marcel de Brayer, le jeune maire de la commune, âgé de 28 ans, avait été élu au conseil municipal de Saint-André-Goule-d’Oie en août 1870. Le projet de construction d’un nouveau château à Linières et son implication dans les affaires de la commune le ramènent alors fréquemment en Vendée. De plus, la ville de Paris est assiégée par les Prussiens depuis la mi-septembre 1870, et il est plus sage de rester en province.

Après la déclaration de la guerre de 1870 en juillet dernier, la France a été aussitôt envahie et son armée a perdu les batailles de Metz et de Sedan. Napoléon III a été fait prisonnier et ses adversaires politiques en ont profité pour installer à sa place un gouvernement provisoire de Défense Nationale, le 4 septembre 1870. Les modérés comme Thiers et les royalistes n’en ont pas fait partie. Le gouverneur de Paris, le général Trochu, en est le président. Les républicains qui le constituent ont pour nom : Jules Favre, Camille Pelletan, Garnier-Pagès, Rochefort, Arago, Gambetta, Jules Simon, Ernest Picard, etc., Animés par le souvenir de la victoire de Valmy en 1792, ils prônent la guerre à outrance contre l’envahisseur. Mais la volonté de se battre n’est pas partagée par tout le monde.

Chaque soir, Marcel de Brayer note dans son carnet intime les évènements marquants de ses journées en janvier et février 1871. Les évènements de la guerre y tiennent une très grande place. Les historiens y trouveront la confirmation de ce qu’ils savent déjà au plan national. Mais il est intéressant de découvrir la sensibilité politique particulière de ce jeune vicomte parisien à Saint-André-Goule-d’Oie. C’est un orléaniste, comme son grand-père Guyet-Desfontaines. On sait qu’il n’habite pas à Linières à ce moment-là, à cause des travaux préparatoires, où on démolit pour reconstruire ensuite un nouveau château. Il habite dans une maison de village avec son grand-oncle, le peintre Amaury-Duval, près du bourg et de Linières. Probablement une dans une de ses métairies proches de Linières : la Mauvelonière, les Noues ? Des proches lui écrivent (les premiers ballons permettent de passer les lignes ennemies) et il reçoit des dépêches (le télégraphe électrique s’étend en France depuis plus d’une dizaine d’années) et des journaux.

Une révolte de « jusqu’au boutistes » pro-guerre contre les autorités parisiennes est réprimée le 22 janvier. En province et autour de Paris, les généraux français Bourbaki, Clinchant, Chanzy, Faidherbe, Garibaldi, Vinoy, Le Flô, etc. perdent leurs batailles. L’armistice est conclu le 28 janvier 1871 avec la reddition de Paris et la cessation des hostilités. Le chancelier allemand Bismarck a exigé des élections pour traiter avec un gouvernement régulier. Jules Favre, qui a conclu l’armistice, néglige d’avertir Gambetta que l’armée de l’Est (général Clinchant) en est exclue. Celle-ci, brusquement attaquée, se réfugie en Suisse où elle y est désarmée.

Les élections au scrutin de liste départementale du 8 février 1871 désavouèrent les républicains, sauf à Paris. La majorité est nettement monarchiste, mais divisée. La nouvelle assemblée accepta le nouvel armistice du 26 février, puis le traité de Francfort du 10 mai 1871, et réserva la question du régime à donner au pays pour plus tard.

Nous reproduisons le texte original du jeune maire pour la période du 1e janvier au 31 janvier 1871, dans un premier temps;

Emmanuel François
Janvier 2011


Dimanche 1e janvier

Triste journée : qu’elle doit être lugubre à Paris ! Le journal ne contient aucune nouvelle. J’ai la visite de plusieurs métayers, des hommes de Linières, où je vais passer une partie de l’après midi. Il fait un temps triste et froid. Cette année 1871, que nous réserve-t-elle ? Verrons-nous bientôt finir les calamités qui nous accablent, et la paix faite, aurons-nous assez de repos, dans cette France remuée par des révolutions sans nombre, préludes certains de révolutions nouvelles ?

Lundi 2 janvier

J’attends aujourd’hui à Linières six blessés. La commune m’a fourni quatre lits, je m’engage de tout le reste. Le journal nous apporte une triste nouvelle : la reprise par les Prussiens du plateau d’Avron. On dit Paris calme, mais attristé par cet échec. Mes blessés n’arrivent pas. De retour à Saint-Fulgent, mon oncle m’apprend que Chauvin (1) le maire, a reçu de la préfecture des Deux-Sèvres une lettre ainsi conçue et qui lui était envoyée par la préfecture de la Vendée : « Prière de nous informer si M. Marcel de Brayer est toujours maire de St Fulgent, et dans le cas contraire s’il l’on sait ce qu’il est advenu » Qu’est-ce que cela veut dire ? Nous dînons chez les Grandcourt. (2)

Mardi 3 janvier

Jules Favre
C’est aujourd’hui que s’ouvre à Londres la conférence sur la question de la neutralité de la Mer Noire. Le Siècle (3) nous apprend que Jules Favre (4), qui doit y représenter la France, a reçu un sauf-conduit du roi de Prusse. Peut-on espérer quelque chose de bon pour nous de cette conférence ? On le croit généralement. Pour ma part, je crois que les Prussiens ne traiteront jamais tant que Paris n’aura pas capitulé, à moins qu’on ne parvienne à les déloger de leurs positions, ce dont je doute. Faire la paix devant Paris, sans y entrer, équivaudrait pour eux à une véritable défaite, ils sont encore trop forts pour s’y résigner.

Mes blessés (5) arrivent à Linières. Ils sont très bien moralement, et au point de vue de la tenue, mais physiquement les pauvres gens sont bien hypothéqués, et pourtant ce sont des convalescents ! Un seul est légèrement blessé au pied, celui-là a l’air vraiment distingué. Il n’a que 18 ans. Le plus jeune a 16 ans, il s’est sauvé de la Lorraine pour s’engager, certainement il serait mort de faim. C’est un enfant. Il est comme les quatre autres, atteint de douleurs et littéralement fourbus. Je les fais causer, ils se plaignent de l’incapacité des chefs et du peu de bravoure de quelques-uns d’entre eux. En général, ils en ont assez.

Mercredi 4 janvier

Temps magnifique, c’est presque une journée de printemps. Ah si l’on avait l’esprit calme ! Je reçois, pour le faire afficher à la mairie, le discours prononcé à Bordeaux par Gambetta (6) le premier de l’an. Toujours la même emphase : « Les hommes au pouvoir peuvent se tromper, mais la République est immortelle ! » Quel gouvernement, depuis le commencement de ce siècle, ne s’est pas entendu proclamer immortel ! Tout le reste est à l’avenant. Quand donc aurons-nous en France des hommes politiques sérieux. Jamais plus qu’en ce moment suprême, ils ne nous ont fait défaut. Les Prussiens continuent à bombarder les forts de Rosny, Nogent et Noisy. Ils ont ouvert le feu sur Bondy. Leur objectif doit être Romainville et Bagnolet, d’où l’on domine tout Paris. Je passe ma journée à Linières, à causer avec mes blessés. Décidément le soldat, comme le voyageur, est éminemment blagueur.

Jeudi 5 janvier

Lettre de Girardin (7) à Gambetta : il lui propose un plan qui consiste à réunir en une seule armée tout ce que nous possédons de vrais soldats, à livrer bataille, le vaincu, quel qu’il soit, devant subir, quelle qu’elle soit, la loi du vainqueur.

(1) Léon Chauvin, maire de Saint-Fulgent, de tendance libérale et ancien conseiller général.
(2) Châtelains de Saint-Fulgent, cousins de Marcel de Brayer par alliance et régisseurs de Linières..
(3) Quotidien, de tendance républicaine depuis 1848.
(4) Ministre des affaires étrangères du gouvernement de la Défense Nationale.
(5) Rapatriés du front ou des hôpitaux et reçus par des particuliers pour leur convalescence.
(6) Ministre de l’intérieur et de la guerre, il s’est échappé de Paris en ballon pour organiser la lutte.
(7) Émile de Girardin, homme politique libéral (1806-1881), propriétaire de journaux. Il épousa en premières noces Delphine Gay, fille de Sophie Gay, une femme de lettres reconnue et très liée aux parents de Amaury-Duval (ce dernier a peint Mme de Girardin).

Les journaux anglais sont fort violents à l’égard de l’affaire de Duclair (navire anglais coulé dans la Seine par les Prussiens). Je doute que le gouvernement s’en émeuve beaucoup. Le Général Faidherbe a, paraît-il, remporté une victoire sous Bapaume : les Prussiens auraient fait des pertes énormes (Pas-de-Calais). Le temps est triste : je vais à Linières.

Vendredi 6 janvier

Trochu
Le journal ne contient aucune nouvelle. Seulement dans le Siècle, violente attaque contre Trochu (8) : voilà déjà l’impopularité qui commence pour lui. Quel peuple nous sommes grand Dieu ! Eugène (9) vient voir nos blessés à Linières ; nous allons ensuite faire courir ses chiens autour de Linières. Dégel, temps sombre. Quelle vie d’exil nous menons !

Samedi 7 janvier

Le journal est muet. Le temps est affreux. Je vais m’enfermer à Linières et j’y passe seul la journée.

Dimanche 8 janvier

Article de M. Ratisbonne (10), tiré des Débats (11) : il a été écrit après la reprise d’Avron. Ce doit être l’expression des sentiments de la partie sage de la population parisienne. Pas d’illusions, dit-il, ou nous forgerions par des espérances imaginaires, dont on se réveille en criant à la trahison. Craignons les énergumènes et la guerre civile. Le bombardement commence, restons calmes mais envisageons froidement notre situation. Le temps est superbe, nous allons à Linières, mon oncle et moi. Mes blessés engraissent à vue d’œil. Nous avons reçu une lettre de Victor (Giotto) (12). Il voudrait venir nous rejoindre et nous demande quel chemin prendre. Je ne vois que la mer ! Et nous sommes en France !

Lundi 9 janvier

Proclamation de Trochu assez pâle. Il affirme que le gouvernement n’est nullement divisé, en réponse à un bruit qui attribuerait à Picard (13) des idées d’accommodement avec l’ennemi. Paris est las et veut tenter un grand coup. Le bombardement des forts de l’Est continue. Le temps est affreux, je vais seul à Linières.

Mardi 10 janvier

Je fais mes comptes du mois dernier : quelle économie de vivre ici ! Le journal ne nous apporte que quelques commentaires des nouvelles d’hier. La conférence attend Jules Favre qui jusqu’ici refuse. Affreux temps. Seul à Linières.

Mercredi 11 janvier

Le courrier nous apporte la nouvelle de l’évacuation du Mans par les Français. Ce serait bien grave. Le journal n’en dit rien, mais il annonce deux forts engagements à quelques lieues du Mans, dont on ignore le résultat et qui pourrait rendre cette nouvelle vraisemblable. Article des Débats suppliant Trochu de ne pas écouter les conseils des exaltés qui demandent une action générale « Il faut attendre que les armées de province viennent délivrer Paris ». Hélas ! Quant à Jules Favre, il refuse, paraît-il, de se rendre à la conférence.

(8)Président du gouvernement provisoire de Défense Nationale et gouverneur de Paris.
(9)Eugène de Grandcourt (1834-1883), avocat à Nantes, s’occupait du domaine de Linières. Il était le fils de Agathe Martineau, une cousine de Guyet-Desfontaines (grand-père par alliance de Marcel de Brayer et beau-frère de Amaury-Duval.)
(10)Louis Ratisbonne, littérateur et journaliste au Journal des Débats.
(11)Journal des Débats, de tendance modérée, ne croyait pas à la possibilité d’échapper à l’armistice et craignait les débordements révolutionnaires. Un de ses rédacteurs, Silvestre de Sacy (1801-1879), était un grand ami des Guyet-Desfontaines et d’Amaury-Duval (dont il a peint le portrait), ainsi que ses directeurs successifs : Louis, Armand et Édouard Bertin, (portrait de Mme Édouard Bertin, belle-fille de Louis, par Amaury-Duval).
(12)Victor Cesson, artiste peintre, est ami de Marcel de Brayer et élève d’Amaury-Duval.
(13)Membre du gouvernement de Défense Nationale.

Il a raison à mon sens, pour 3 causes. 1° L’Europe verra ainsi quelle confusion jette dans ses affaires l’absence de la France. 2° Nous avons besoin de l’appui, au moins moral, des puissances étrangères. En donnant raison à l’Angleterre, nous nous aliénons la Russie, et réciproquement. 3° Enfin, si l’on doit s’occuper de nous dans la conférence, on le fera mieux, nous n’y étant pas. Jules Favre mettrait, d’après les on-dit, comme condition à son départ pour la conférence, la reconnaissance par l’Angleterre, de la République française. J’avoue que rien ne justifie cette prétention. La République existe de fait et non de droit. Ce que les puissances étrangères peuvent seulement reconnaître, c’est un gouvernement provisoire, tirant de l’assentiment général bien que tacite de la France, un pouvoir assez fort pour s’engager en son nom. Voilà tout. Le temps est glacé, je vais avec mon oncle à Linières.

Jeudi 12 janvier

Chaillou : Vendeur de rats à Paris
(musée Caenavalet)
Bien mauvaises nouvelles aujourd’hui. Les bombes atteindraient, dans Paris, tout le quartier du Panthéon. Le fort d’Ivry serait réduit au silence et celui de Rosny occupé par les Prussiens. Je reçois une lettre de Paris dans laquelle on me dit que l’on mange des chiens, des chats, des rats, mais que l’on est plein de courage. Cette lettre est datée du 31 décembre. Quant au Mans, on dit bien qu’il est évacué par les Français, mais on ne donne aucun détail. Un métayer à moi qui en revient, ayant voulu y aller voir son beau-frère soldat, nous raconte qu’il n’a pas pu approcher de la ville, que c’était un vrai sauve-qui-peut, et qu’on y parlait d’une défaite essuyée par nous, dans laquelle la cavalerie ayant lâché pied, aurait laissé massacrer les nôtres. Qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ?

Le temps est magnifique, bien que très froid. Je vais passer la journée à Linières avec mon oncle. J’y reçois la visite des gendarmes de Saint-Fulgent qui viennent voir mes blessés.

Vendredi 13 janvier

Les nouvelles de Paris sont terribles. Le bombardement a commencé dans la nuit du 8 au 9. Une pluie de projectiles, quelques obus énormes (94 k.), a été lancée sur la partie de la ville qui s’étend des Invalides au Muséum : un obus par intervalle de 2 minutes ! ( ?) a été atteint ! Églises, maisons particulières, ambulances, musée du Luxembourg. Le ministre des affaires étrangères a envoyé une protestation contre le bombardement que n’a précédé aucune des sommations d’usage. La dépêche ajoute : « Population raffermie par heureuses nouvelles de province, dont l'effet a été immense. Elle supporte l’épreuve sans bouger ». Quelles sont ces nouvelles ? Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est indigne ! Est-ce de Chanzy qu’on veut parler et de son armée qui vient d’être battue au Mans le 10 ? Pourquoi tromper ainsi la France et jeter dans les cœurs des illusions irréalistes. Nous avons reçu des chimères depuis le commencement de cette guerre, et c’est là, là seulement, la cause de tous nos malheurs. Ah ! Quels comptes les hommes aujourd’hui au pouvoir auront à rendre un jour ! Mon oncle est malade de douleurs rhumatismales ; pour moi, je vais à Linières par un beau temps de gelée. Soirée bien triste. Il me semble que j’entends toute cette pluie de bombes sur mon cher Paris !

Samedi 14 janvier

Le journal nous apporte la nouvelle de la retraite de l’armée de Chanzy après une bataille de 2 jours sous les murs du Mans. Les mobilisés de Bretagne ont, paraît-il, lâché pied et accéléré la défaite. O folle République, qui croit faire des soldats en quelques jours et les opposer aux meilleures troupes de l’Europe avec l’ombre d’un succès ? Quand te débarrasseras-tu des rêves de grandeur, pour voir enfin clairement que les temps sont changés ? On pourra dire des républicains de nos jours ce que l’on disait des légitimistes de 1815 : ils n’ont rien appris et rien oubliés ! Mais hélas combien cette ignorance et ces souvenirs nous aurons coûté cher !

Il fait un temps de givre admirable, c’est féerique. Je vais faire une grande promenade à pied autour de Linières. Où est le temps où dans ces promenades solitaires, je m’amusais à rimer mes pauvres petites odes, et si les cauchemars qui m’oppressent sans répit maintenant, semblaient ne devoir jamais cesser d’occuper ma pensée.

Dimanche 15 janvier

Émile de Girardin
Le journal ne nous apporte aucune nouvelle. Il contient seulement une lettre de Girardin revenant sur les conseils qu’il a dernièrement donnés au gouvernement, qui s’empresse peu de les suivre. J’ai reçu une lettre de Martineau (14) qui voit passer sans cesse à Marans des mobilisés des départements voisins : ils sont mal chaussés, mal vêtus, armés de fusils à piston. On les dissémine dans les villages au lieu de les rassembler dans ce fameux camp de la Rochelle, général Detroyat (15), qui devrait contenir 250 000 h. et dont les baraquements ne suffisent pas à mille.

Je passe une partie de la journée à la mairie, à Saint-André, et quelques instants à Linières. Le temps est froid et glacé. Quel hiver !

Lundi 16 janvier

Le courrier nous apprend qu’une dépêche affichée à Montaigu contient la nouvelle de l’incendie du faubourg-Saint-Germain. Je me méfie un peu de cette sorte de renseignements. Le journal n’en dit rien : quelques détails peu importants sur le bombardement, la prise de Péronne par les Prussiens. Les journaux anglais demandent tous l’intervention de leur gouvernement en faveur de la paix.
Je vais à Linières. Dégel.

Mardi 17 janvier

Dieu merci, la nouvelle du courrier d’hier n’était pas vraie : le bombardement cause des dégâts et fait des victimes, mais il n’y a encore pas eu d’incendie ! Le journal contient seulement une troisième lettre de Girardin, où il démontre de nouveau l’urgence d’adopter immédiatement son plan, la guerre après la reddition de Paris devenant impossible à continuer. Nous allons faire une grande promenade à fond, mon oncle et moi dans la journée. Le temps, qui a été affreux toute la matinée, s’est seulement levé vers 3 heures ; nous en avons profité.

Mercredi 18 janvier

Le journal est intéressant aujourd’hui. Il contient deux articles, l’un de Lampuy intitulé la dictature de l’incapacité, et un autre de la Patrie (16) dont le sens légitimiste est curieux de la part de ce journal. Tous les deux forts violents contre Gambetta. Une dépêche venant de Versailles et par conséquent prussienne me semble importante : elle annonce « que l’Autriche voudrait, dans la conférence, poser des bases de paix et que la Prusse ne s’y refuserait pas. » Quant à cette conférence, elle a dû tenir une première séance préparatoire hier à Londres, et s’ajourner jusqu’à l’arrivée de Jules Favre. Ce dernier ira-t-il, on ne sait encore rien ? Je vais à Linières. Assez beau temps dans la journée.

Jeudi 19 janvier

La seule nouvelle importante est une proclamation de Jules Favre dans laquelle il dit que l’Angleterre reconnaissant le nouvel état politique de la France, cette dernière doit être représentée à la conférence, et qu’il s’y rendra dès que la situation de Paris le permettra. Cette phrase est fort vague.
Je vais à midi à une réunion des maires du canton pour arrêter en commun la liste départementale du jury. De là, à Linières avec mon oncle Amaury. Ce soir Charles de Grandcourt (17) vient nous voir et nous annonce une grande sortie à Paris.

Vendredi 20 janvier

Général Bourbaki
Le journal ne dit pas un mot de la grande sortie, mais il annonce que Bourbaki, après une bataille dans laquelle toutes ses forces étaient engagées, n’a pas pu parvenir à rompre les lignes ennemies. Toujours la même chose ! Les optimistes comptaient sur lui parce que les Prussiens le laissaient s’avancer afin de mieux masser leurs troupes.

(14) Comme les de Grandcourt, c’est un cousin de Guyet-Desfontaines, son grand-père maternel par alliance.
(15) Léonce Detroyat, ancien officier de marine, fut appelé par Gambetta à commander le camp de La Rochelle
(16) La Patrie, journal de tendance conservateur
(17) Charles de Grandcourt (1839-1918), cousin d’Eugène, était le fils de Adèle Martineau, cousine de Guyet-Desfontaines. Il se présenta aux élections législatives de 1877, sous la bannière de la gauche. Maire de Saint-Fulgent de 1885 à 1900



On voyait déjà Belfort débloqué et les communications avec l’Allemagne coupées à l’ennemi ! Je vais à Linières avec mon oncle.

Samedi 21 janvier

Léon Gambetta
Il est arrivé au général Faidherbe, près de Saint-Quentin, à peu près la même chose qu’à Bourbaki. Il est arrêté par des forces supérieures. La Prusse, d’après une dépêche de Berlin, ne ferait la paix qu’après la capitulation de Paris, et sur demande de la France. Quant à Gambetta, il a dit à Rennes : « aucun revers ne peut nous décourager, attendons la fin de l’hiver ! » Où sera-t-il à la fin de l’hiver ? Au train où les Prussiens marchent, la délégation ne pourra pas rester longtemps à Bordeaux, et alors ! Quelle folie ! Nantes est en proie à la panique : les idées de résistance y faiblissent beaucoup. Pauvres hommes ! Pauvre pays ! Nous allons à Linières, mon oncle et moi.

Dimanche 22 janvier

Tours est occupé par les Prussiens. Plusieurs sorties ont été faites devant Paris, partout repoussées. Les dépêches françaises n’en parlent pas, mais les dépêches prussiennes. L’Autriche, d’après ces dernières, se préparerait à une médiation entre la France et l’Allemagne. La conférence a tenu sa première séance mardi dernier. Lord Granville y a déploré l’absence de Jules Favre.
Je vais à Linières. La panique gagne Saint-Fulgent ! On est à la recherche d’un soi-disant espion qui s’informe de la fortune des habitants etc. etc. etc…Folie !

Lundi 23 janvier

Aucune nouvelle de la guerre. La France (18), à laquelle Eugène s’est abonné et qui arrive aujourd’hui pour la 1e fois, parle d’une pétition qui se signe à Bordeaux, demandant le départ des hommes mariés et de tout individu de 20 à 40 ans, quelle que soit sa position. L’infirmité ou la maladie seraient les seuls cas d’exemption. Mon oncle et moi, nous allons à Linières. Magnifique temps de printemps.

Mardi 24 janvier

Sortie de Paris du côté du Mt Valérien. On n’en sait pas le résultat. Dijon attaqué par les Prussiens. Lens a résisté, sous le commandement de Garibaldi. La France annonce comme imminent un décret appelant tous les hommes de 20 à 40 ans sous les armes. Quelle rage de levées ! On estime à un million douze cent mille hommes l’effectif armé de la France, et l’on n’en a pas assez ! Comme si c’était le nombre des soldats, et surtout de pareils soldats, qui décidaient de la victoire. Ce sont les chefs qui nous manquent, qui nous ont manqué, qui nous manqueront toujours dans cette malheureuse guerre, parce qu’il n’est plus temps d’en former ! Eugène qui a été hier à Nantes revient ce soir et nous donne quelques nouvelles. La sortie de Paris a été encore une fois repoussée. Nantes commence à ne pas vouloir se défendre. On y est furieux contre la marche des choses et c’est contre Gambetta. On dit qu’à Versailles on désire la paix, que la misère est immense en Allemagne. On prête à Chanzy deux plans : le premier, de se retirer vers Cherbourg et d’y embarquer ses troupes pour les débarquer où il le jugerait à propos. Le second, de marcher sur Nantes, d’y traverser la Loire et de porter la guerre en Vendée. On s’attend à une bataille du coté de Redon. Le pauvre Victor nous a écrit ; après avoir quitté son pays envahi, il est arrivé à Lille, espérant que son infirmité serait une exemption, il a vite passé à la révision et a été déclaré bon ! Par-dessus le marché, injurié, bousculé, manquant de tout.

Mercredi 25 janvier

Le journal donne quelques détails sur la sortie de Paris. Le général Le Flô avait été nommé gouverneur de Paris, avant le départ de Trochu, ce qui indiquerait cette fois le projet, chez ce dernier, de ne pas rentrer dans Paris. L’armée s’est d’abord emparée de Montretout, La Jonchère et Buzenval. Il lui a fallu quitter toutes ces positions et rentrer sous le feu du mont Valérien.

(18) Journal acheté par Émile de Girardin, de tendance gauche libérale.

Je fais vacciner à la mairie toute la commune de Saint-André, on arrive en masse. L’épidémie variolique fait d’affreux ravages tout autour de nous ; à Saint-Fulgent, à Saint-André, un enterrement, quelquefois deux, trois, chaque jour ! (19)

Jeudi 26 janvier

Long rapport de Jules Favre aux agents diplomatiques à l’étranger sur les démarches faites auprès de lui par lord Granville pour lui faire accepter de se rendre à la conférence. Il ressort de ce rapport la ferme intention émise par Jules Favre de poser la question de la paix devant la conférence. Curieuse citation d’une lettre de Gambetta où il lui dit : « Dans l’intérêt de notre cause il le faut ». Jules Favre se rendra en Angleterre quand la position de Paris le permettra. Le roi de Prusse a été acclamé empereur d’Allemagne par les princes et l’armée dans la grande galerie des glaces à Versailles. O Louis XIV, qu’en dis-tu ? Que de nœuds se lient en ce moment en Europe, qu’il faudra que la France dénoue si elle veut vivre. Que de prudence, de patience, de sagesse il lui faudra pour arriver à ce but. Ces vertus-là, les aura-t-elle jamais ? Au moins ce but sera clair, net et précis, c’est beaucoup pour l’esprit français.
Je vais à Linières avec mon oncle par un temps glacé.

Vendredi 27 janvier

Chancelier Bismarck
Le journal nous apporte une étrange nouvelle. M. de Bismarck refuse à Jules Favre son sauf-conduit. La nouvelle arrive par l’Angleterre. On semble douter de sa véracité. Pour ma part, je n’ai aucun doute, elle n’est nullement fausse. Ce n’est pas au moment où Paris va se rendre que M. de Bismarck en laissera sortir Jules Favre. Le procédé est violent, mais c’est de la politique à la prussienne. Le télégraphe apporte aussi de Munich un fragment de discours prononcé à la chambre par le premier ministre bavarois, à propos des subsides nouveaux demandés pour la continuation de la guerre. Le discours est très pacifique : depuis Sedan, y est-il dit, la guerre n’a plus d’objet. C’est l’opinion de la Bavière et de ses alliés qui ne laisseront passer aucun moyen de la faire cesser. Le Wurtemberg est du même avis. Belles paroles, mais à quand les faits ?

Samedi 28 janvier

Nouvelles de Paris : il y règne une assez vive agitation. On demande que Trochu se démette de ses fonctions de général en chef : il n’a pas réussi. La nouvelle de la retraite de Chanzy, le peu de succès de la sortie, commencent à jeter l’alarme. C’est le commencement de la fin. Le temps est toujours glacé : quel hiver ! Rien à donner aux bestiaux, on en abat chaque jour. Disette bientôt, guerre sans fin ! Quelle année !

Dimanche 29 janvier

Eugène entre dans ma chambre, ce matin, m’apportant de bien tristes nouvelles, que le journal ne tarde pas à confirmer. Les énergumènes à Paris se sont portés sur Mazas (20), y ont libéré Flourens (21) et compagnie, ont voulu, sans y parvenir, s’emparer de la mairie du XXe arrondissement, ont ensuite envahi la place de l’hôtel de ville : fusillades aussitôt de toutes parts. La garde nationale les a enfin mis en fuite. Trochu a donné sa démission de général en chef. Il est remplacé par Vinoy, lequel a fait une proclamation bien découragée. Le titre de gouverneur de Paris est supprimé. Trochu reste seulement président de la défense nationale. Détails navrants sur la dernière sortie : Henri Regnault (22) a disparu ! Lettre (dans la France) de Jules Simon (23) recommandant aux préfets de rassembler farine, bestiaux etc. pour le moment où Paris pourra les recevoir.

(19) De décembre 1870 à mars 1871 il y a eu 59 décès à St André, soit 4 fois plus en moyenne, qu’en temps normal sur une même période de quatre mois. En janvier : 22 décès !
(20) Ancienne prison de Paris, située en face de la gare de Lyon.
(21) Universitaire et militant républicain virulent. Il fut emprisonné, après avoir organisé une émeute parisienne le 31-10-1870, reprochant la mollesse des autorités.
(22) Petit-fils d’une cousine d’Amaury-Duval, mort le 19 janvier 1871 lors de la bataille de Buzenval
(23) Membre du gouvernement de Défense Nationale.

Rien de triste comme cette lettre. Quant à M. de Bismarck, il a fait savoir les raisons pour lesquelles il refusait le sauf-conduit à Jules Favre. Elles sont au nombre de deux. 1° Le gouvernement de la défense nationale n’a pas autorité pour traiter au nom de la France, l’envoyé de la Prusse à la conférence n’aurait pas traité avec Jules Favre. 2° (c’est la vraie raison, j’en étais sûr à l’avance) M. Jules Favre ne peut pas se soustraire aux conséquences d’une situation qui est en partie son ouvrage. C’est à dire, en d’autres termes, je vous tiens, je ne veux pas vous lâcher. Et il y a des gens qui disent que l’état moral du monde est en progrès ! Les hommes seront toujours les mêmes, bien fou qui se fait illusion sur eux !

Lundi 30 janvier

Théâtre de Bordeaux où siègent les députés
Il est dit que cette malheureuse guerre ne sera jusqu’au bout qu’un long coup de théâtre. On lisait parmi les dépêches de Bordeaux du 27 janvier 6h30 du soir ce passage qui, est cité intégralement : « La délégation du gouvernement est informée par ses agents à l’étranger, que le Times (24) publie, sur la foi de ses correspondants, que des négociations auraient été entamées entre Paris et Versailles, au sujet du bombardement de Paris et d’une prétendue reddition éventuelle de la capitale. La délégation du gouvernement n’accorde aucun crédit à ces allégations du correspondant du Times, car il est impossible d’admettre que des négociations aient été entamées sans que la délégation en ait été avertie au préalable. Les ballons arrivés jusqu’à présent, n’ont rien fait prévoir de semblable ». Aujourd’hui j’ouvre le journal et j’y lis en grosses lettres : dépêche télégraphique, Versailles 28 janvier 11h15 du soir. M. Jules Favre, ministre des affaires étrangères à la délégation de Bordeaux : « Nous signons aujourd’hui un traité avec M. le comte de Bismarck. Un armistice de 21 jours est convenu : une assemblée est convoquée à Bordeaux pour le 15 février. Faites connaître cette nouvelle à toute la France, faites exécuter l’armistice et convoquez les électeurs pour le 8 février. Un membre du gouvernement va partir à Bordeaux. » Cette nouvelle arrive comme un coup de foudre. La première impression est la joie. C’est un commencement d’accord, un acheminement vers la paix. Mais comment tout cela est-il arrivé, d’où vient que cet armistice si opiniâtrement refusé est aujourd’hui si rapidement conclu ? Ici les inquiétudes commencent : les optimistes y voient l’influence de la misère, du découragement en Allemagne, une injonction des puissances neutres. Pour ma part je ne vois pas les choses ainsi : ce n’est pas au moment où Paris va lui tomber dans la main que M. de Bismarck ira s’occuper des cris de détresse de l’Allemagne et des réclamations des neutres ; encore quelques jours, leur répondrait-il, et mon œuvre est complète, quelques jours qu’est-ce que cela après six mois d’une guerre acharnée ! Il faut que Paris se soit rendu ! Nous verrons cela demain ! Quatre de mes blessés me font leurs adieux, ils partent pour Napoléon (25) où l’intendant les appelle.

Mardi 31 janvier

Le journal me donne pleinement raison. Paris a capitulé, ses forts ont été occupés le 29 à midi par les Prussiens. L’armée est prisonnière de guerre dans la ville et a déposé le même jour 29 les armes. La garde nationale conserve les siennes. Différentes dépêches de Lyon, Bordeaux, signalent une grande animation, les résolutions insensées de quelques fous de continuer la guerre. Il est vrai que toutes ces manifestations ont eu lieu avant qu’on sût que Paris avait capitulé.
Ici à Saint-André, le paysan et le petit bourgeois concluent en disant : tout cela, c’est des trahisons ! Voilà le mot de la France dans ses défaites. Jules Favre et Trochu malheureux sont des traîtres ! Pauvre pays. Je fais transplanter à Linières un gros noyer près de l’allée qui descend à la pièce d’eau. Je passe toute ma journée à Linières. L’agent voyer vient sur le chantier de la route nouvelle. Je passe quelque temps avec lui. Qu’apprendrons-nous demain ?

(24) grand quotidien anglais
(25) nom de la Roche-sur-Yon à l’époque

Emmanuel François, tous droits réservés
Janvier 2011

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