lundi 2 janvier 2012

De Brayer et la nouvelle église de Saint-André-Goule-d’Oie.

Lettre du curé de Saint-André-Goule-d’Oie à de Brayer en 1875

Le blason du propriétaire de Linières, au moment de la construction de l’église actuelle de la paroisse, Marcel de Brayer, est reproduit sur un des vitraux de l’église. Dans ses papiers personnels (1) nous avons retrouvé une lettre du curé de Saint-André à Amaury-Duval, évoquant ce vitrail. Le comte Marcel de Brayer est alors malade et se trouve, avec son grand-oncle Amaury-Duval, dans sa résidence parisienne, Linières étant sa deuxième résidence. Voici le texte de cette lettre :

                                                                                           « Saint-André-Goule-d’Oie 7 mai 1875
Monsieur,

J’ai appris avec beaucoup de plaisir que la santé de M. le Comte va s’améliorant. Je serais bien content de le voir à Linières, ainsi que vous, Monsieur, afin de causer ensemble des affaires de notre église. Elle s’élève rapidement, nous voici déjà rendus à la naissance des croisées.
Mes paroissiens vont me payer mes vitraux. Je pense que je n’en aurai pas assez à leur offrir. Sur onze croisées qu’il y aura dans la première partie de l’église, neuf m’ont déjà été promises. Il ne m’en reste plus qu’une d’un bas prix, qui sera au-dessus d’une petite porte d’entrée, et une des plus belles que je réserve pour M. le Comte. Elle sera placée dans le transept du côté droit, en entrant dans l’église. En face sera un vitrail de même grandeur qui sera payée par Mme veuve Chaigneau du Coudray (2). Voici le sujet de ce vitrail.
Il représentera Saint André offrant le Saint Sacrifice de la messe, à l’Élévation. Dessous l’autel, les âmes du purgatoire qui attendent leur délivrance par l’offrande de la messe, un peu à côté les vivants prosternés, à cause de l’élévation de l’hostie, implorent la divine miséricorde. Au-dessus, en haut du vitrail, Marie est à genoux devant son fils qu’elle regarde avec amour, d’une main lui montrant l’hostie consacrée, de l’autre empêchant l’ange de la justice divine de frapper les coupables.
Ce vitrail sera auprès de l’autel de la  sainte Vierge. Celui que j’offre à M. le Comte, sera auprès de l’autel de Saint Joseph. Voici le sujet que je désirerais mettre dans ce vitrail.
Vitrail dans l'église de
Saint-André-Goule-d'Oie
La Sainte Famille occupée au travail. Marie assise tient sa quenouille et son fuseau, Joseph auprès de son établi tient sa scie ou son rabot, l’enfant Jésus est au milieu. Il parle et Marie et Joseph écoutent dans le respect et l’admiration. Au-dessus un Père éternel et le Saint Esprit, avec des rayons lumineux qui descendent du Père et du Saint Esprit jusqu’à l’enfant Jésus. Je crois que ce vitrail ferait beaucoup d’effet. Ce serait un tableau parlant et rempli d’instructions.
Au-dessus du vitrail, d’un côté seraient les armes de M. le Comte, de l’autre son nom et celui de sa demeure.
Si M. le Comte pouvait écrire, je suis persuadé qu’il aurait déjà fait connaître ses intentions. J’attendrais bien une complète guérison pour connaître la décision, mais je craindrais que le vitrail ne fût pas prêt à l’époque voulue si on attendait trop tard à le commander. Tous les autres vitraux sont commandés depuis déjà 15 jours. Il faudra qu’ils soient prêts pour la Toussaint.
Si j’osais, je vous prierais, Monsieur, d’avoir l’obligeance d’en dire un mot à M. le Comte, quand vous jugerez le moment convenable, et de m’envoyer le dessin de ses armes, car je ne doute pas qu’il ne veuille avoir son nom et ses armes dans mon église, ce que tout le monde désire.
Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mon très profond respect.
Martin prêtre. »

On sait que l’église a été inaugurée le 19 août 1877 (3).

La nouvelle église de la paroisse


La reconstruction de l’église s’est inscrite dans une action générale du clergé vendéen au XIXe siècle. Parmi les 300 communes du département, un tiers d’entre elles va procéder à la reconstruction complète de leur église, et un autre tiers va apporter des modifications de restauration importantes. 15 % des chantiers se sont ouverts avant 1848, 25 % des reconstructions se sont entreprises sous le IIe empire. Plus de 50 % des dossiers sont ouverts après 1870. Ces précisions sont données dans un article sur « Les églises en Vendée au XIXe siècle : neutralité et éclectisme » de Marie Paule Halgand (4). Les destructions de la guerre de Vendée et la prospérité apportée par les progrès techniques au cours du XIXe siècle, ainsi que la vitalité de la population, ont favorisé le phénomène. Il faut y ajouter aussi l’action évangélique du clergé, qui fait dire à l’auteure de l’article cité que ces constructions témoignent d’un catholicisme « ostentatoire ».

À Saint-André-Goule-d’Oie, l’ancienne église était devenue insuffisante à cause de l’augmentation de la population (1525 habitants). Elle avait une surface totale de 230 m2, dont 185 m2 seulement pour les fidèles, une fois déduits le chœur, les petits autels et les fonds baptismaux. Sa disposition rendait son agrandissement impossible (5).

Église de Saint-André-Goule-d'Oie
inaugurée en 1877
C’est la fabrique (6) de la paroisse qui a porté le projet entièrement, pour un montant total du devis s’établissant à 75 880 F. L’architecte du département, Victor Clair, en a dessiné les plans, et un nommé Tillot en a dirigé un temps les travaux. Il a réalisé aussi le perron du château de Linières (7). Un emprunt de 10 500 F à 5 % sur 10 ans a été souscrit auprès de Pierre Fonteneau, après autorisation préfectorale du 9 juillet 1874. Une indemnité de secours du ministère de l’intérieur et des cultes a été accordée le 11 février 1874 pour un montant de 10 000 F. Mais on avait demandé 15 594 F. et on manqua d’argent. La construction du clocher fut ajournée pour cette raison, ce qui explique probablement la bénédiction officielle de l’édifice trois ans plus tard que prévu. L’autofinancement de la fabrique représentait 35 % du devis et les souscriptions particulières 30 %. Le conseil municipal n’a pas participé au financement, ayant alors la charge d’un montant de 24 centimes additionnels aux quatre contributions, pour la construction des routes et de l’école des garçons à la même époque (5).

La commission départementale des bâtiments civils, dans sa séance du 16 août 1873, a émis un avis favorable au projet de l’église de Saint-André-Goule-d’Oie et à son style néo-gothique. On lit que « La construction nouvelle est conçue dans le style de la plupart des églises nouvellement érigées dans le département » (8).

Le vitrail de Marcel de Brayer


La portée de la lettre du curé se lit dans le texte même. Il propose au jeune comte de reproduire ses armes et son nom sur un vitrail, pour le remercier en tant que donateur. Et il n’est pas le seul, chacun des vitraux de l’église porte l’inscription de la personne ou de la famille qui l’a financé. Dans le chœur, un des vitraux porte l’inscription : « don des paroissiens », provenant de la quête auprès des moins fortunés. La reproduction des armes du comte de Brayer sur un vitrail n’a donc rien à voir avec une survivance du droit du seigneur haut justicier dans le Bas-Poitou, avant 1789, de faire reproduire ses armoiries dans les églises du ressort de sa justice (9). Il y avait aussi les armes des seigneurs de Linières inscrites dans le chœur de l’ancienne église, mais là aussi, cette inscription relevait d’un droit désormais abolit (10).

On peut voir aujourd’hui, tel que le décrit le curé dans sa lettre, le vitrail dans le transept du côté droit de l’église de Saint-André-Goule-d’Oie. Il représente bien la sainte famille occupée au travail. Dans sa partie basse, on remarque deux blasons.

Blason de Michel de Brayer
À droite celui du général Michel de Brayer (1769-1840). Napoléon l’avait fait baron en 1810, puis comte en 1815 pendant les Cent Jours. Marcel de Brayer est son petit-fils et a porté le titre de vicomte, hérité de son père, mort en 1863. Le titre de comte était porté par le frère aîné de son père, Lucien de Brayer, qui fit une carrière militaire, puis diplomatique en Amérique du sud (consul de France au Paraguay). Le blason représente en bas un renard au-dessus d’un pont à six arches et dans la partie supérieure quatre dessins : un chevron avec trois points, un sabre, un serpent qui se mord la queue et une faucille. En langage héraldique la description est la suivante : « Écartelé : au 1er, de sable au chevron alaisé d'argent accompagné de trois besants du même ; au 2e, des barons militaires ; au 3e, de pourpre au serpent en cercle d'or se mordant la queue ; au 4e, d'azur à la faucille d'argent ; le tout soutenu d'une champagne de gueules chargée d'un pont de huit arches (11) d'argent sommé d'un renard passant du même. »

Blason d'Amilcar de Brayer
Le blason de gauche est celui d’Amilcar de Brayer (1813-1870), le troisième fils du général Michel de Brayer (12). Militaire de carrière lui aussi, il portait le titre de baron. Il devint général en 1864 et fut nommé comte par Napoléon III la même année. Célibataire, il obtint le 3-11-1869, l’autorisation de transmettre son titre nobiliaire à son neveu Marcel de Brayer (13). C’est ce qui advint après sa mort à la tête de ses troupes le 16 août 1870 lors de la bataille de Rézonville (Meurthe-et-Moselle).

Marcel de Brayer a donc fait reproduire sur son vitrail les deux blasons qu’il a portés, en tant que vicomte d’abord (représenté à droite), puis en tant que comte (représenté à gauche). Ce dernier comprend dans sa partie basse un renard au-dessus d’un pont à six arches et dans sa partie haute trois dessins : une fleur, un chevron avec trois points et un serpent qui se mord la queue. Les deux blasons sont surmontés d’une couronne comtale et portent la même devise, choisie par le général Michel de Brayer et reprise par son fils : « Bien aimer, bien servir ».

On ne saurait oublier d’indiquer ici que les titres nobiliaires portés par Marcel de Brayer n’avaient pas d’existence légale stricto sensu. L’usage pour les enfants de Michel de Brayer, de porter le titre de vicomte pour le second fils et de baron pour le troisième fils, et encore plus pour le petit-fils de reprendre le titre de vicomte de son père, devaient être autorisés par ordonnance royale, ce qui n’eut pas lieu ici. Et même l’accord donné par le garde des sceaux pour que le comte Amilcar de Brayer transmettre son titre à son neveu, devait être approuvé par une ordonnance du chef de l’État. Ce qui aurait été impossible, avec l’avènement de la République après 1870. Néanmoins, la pratique du jeune Marcel de Brayer était monnaie courante, on appelait ces titres des titres de courtoisie. Était aussi monnaie courante la pratique de l’ajout de la particule « de » devant son nom, pour faire plus noble, et qui ne se justifiait pas, dans son cas, ni au regard de la législation sur l’état-civil ni au regard des règles habituelles les plus anciennes sur le statut nobiliaire. Sans exagérer dans l'ironie, on peut observer que l’envie de noblesse, chez beaucoup de membres de la « haute société », semble s’être accrue après la nuit du 4 août 1789 qui l’avait abolie.

La lettre du curé est datée du 7 mai 1875, et on y apprend la maladie de Marcel de Brayer, cloué au lit dans sa résidence parisienne, rue d’Athènes. On sait qu’il mourut le 19 juin suivant, d’une grippe mal soignée selon Amaury-Duval, son grand-oncle qui deviendra son héritier.

Ce dernier a donc confirmé au curé de Saint-André-Goule-d’Oie l’accord de son petit-neveu pour reproduire les armes sur le vitrail, mais sans retenir la suggestion du curé de mettre son nom et celui de sa demeure à Linières.

Une dernière remarque sur cette mort prématurée. Elle se situe à la veille d’une importante baisse de la mortalité des adultes et des enfants, due à de nouveaux progrès décisifs de la médecine et à l’amélioration de l’hygiène publique et privée.


(1) Archives de la société éduenne d’Autun, Fonds Amaury Duval : K8 34, lettre de Martin à Amaury-Duval du 7-5-1875.
(2) Son mari, Jean François Chaigneau, est mort le 15-12-1869 à l’âge de 35 ans. Il était alors maire de Saint-André depuis quelques mois, ayant remplacé Augustin Charpentier en juillet 1869.
(3) Abbé Aillery, Chroniques paroissiales de Saint-André-Goule-d’Oie, (1892) T1, page 280.
(4) Bruno Foucart, Françoise Hamon, L'architecture religieuse au XIXe siècle : entre éclectisme et rationalisme - 2006 - Architecture - 363 pages.
(5) Archives de la Vendée, Saint-André-Goule-d’Oie (1 O art.632).
(6) Patrimoine d’une église administré par un conseil, aussi appelé fabrique.
(7) Lettre de Victor Cesson à L. de la Boutetière du 21-11-1901.
(8) Archives départementales de la Vendée, registre des procès-verbaux de la commission départementale des bâtiments civils : 4 N 61.
(9) Annuaire de la SEV, Les juridictions Bois-Poitevine, (1889).
(10) Archives de la Vendée, chartrier de la Rabatelière 150 J/C 17, positions contradictoires sur la dépendance de Saint-André-Goule-d’Oie à Linière et factum de M. du Plessis Clain contre M. La Brandasnière dans un mémoire de 1646.
(11) Le blason original possède huit arches, contrairement à la reproduction sur le vitrail.
(12) C’est par erreur que certaines informations sur internet en font le père de Marcel de Brayer.
(13) Archives de la société éduenne d’Autun, Fonds Amaury Duval : K8 33, lettre d’Amilcar de Brayer du 6-11-1869.

Emmanuel François, tous droits réservés
Janvier 2012

POUR REVENIR AU SOMMAIRE

Emma Guyet-Desfontaines dans son intimité familiale

Ingres : Emma Guyet-Desfontaines
(musée Bonnat de Bayonne)
Comme son mari, Emma Guyet-Desfontaines a été dessinée par Ingres en 1847 à la mine de plomb et rehauts de blanc (voir au musée Bonnat de Bayonne). Avec ce dessin d’Ingres, nous avons presque mieux qu’une photographie. Il entre dans la psychologie du modèle, et tout son talent est de l’exprimer. On se souvient du mot de ce peintre : « le dessin est la probité dans l’art ». Emma n’ayant pas la beauté des modèles du peintre, il ne la montre pas de face. D’ailleurs le caricaturiste des habitués du salon d’Emma, J. A. Barre (1) a choisi de la dessiner en pied et de loin. Ingres choisit une position de côté pour mieux mettre en valeur les qualités personnelles de cette femme. Certes, il laisse deviner sa corpulence, et sa coiffure, passée de mode maintenant, ne l’avantage pas. La mode des cheveux coiffés en bandeaux plats apparut à partir de 1840 (2). Mais Ingres valorise l’essentiel en montrant l’expressivité et la mobilité de son visage, frappantes chez elle. On la voit rieuse, ouverte aux autres. On devine sa capacité d’entraînement, sa spontanéité et son envie de bouger. Son caractère séduit.

Quand on compare son portrait avec celui de son père, la filiation est frappante, ce qui n’est pas du tout le cas de son frère Amaury.

Sa fille Isaure Chassériau et son frère Amaury-Duval


Comme nous l’avons déjà indiqué le couple Guyet-Desfontaines n’eut pas d’enfant. Isaure Chassériau, fille issue du premier mariage d’Emma, adoptée comme sa fille par son beau-père, fut leur unique enfant.

Son frère Amaury habitait au no 2 rue Valois (3), où il avait son atelier de peintre dès 1834, à l’âge de 26 ans. Plus tard il déménagea, rue Saint-Lazare no 54, et il eut une autre adresse au boulevard des Batignolles no 21 à la fin de sa vie, ayant ainsi deux ateliers à Paris (4). Elle fait venir son frère chez elle aussi en 1836, lui donnant une chambre et lui offrant un espace pour servir d’atelier. Emma est une vraie mère pour son frère. Au temps de leur vie commune à l’Institut, quai Conti, Amaury a fait partie de la commission d'artistes et de savants désignée par Charles X pour aller en Grèce lors de l'expédition de Morée, comme dessinateur dans la section archéologie. Il est parti en janvier 1829, mais il a dû abréger son séjour à cause d’une fièvre qu’il y a contractée. Les lettres d’Emma à son frère, pour lui donner des nouvelles de la famille, lui raconter les parties avec des amis à Montrouge, chez elle ou chez les Nodier (« combien je t’ai regretté ! ») montrent cet attachement de la grande sœur. Elle lui écrit de Londres : « J’aimerais à voir de ta chère écriture, à lire ce que ton affection pour moi t’inspirerait, afin d’être heureuse pendant quelques jours. » (5) Mais quand elle apprend qu’il est malade, elle éclate : « Tu me connais, tu sais combien je t’aime, combien tu m’es nécessaire. Je t’ai cru perdu, et j’ai été folle un moment. » (6) Elle part à Marseille au mois de septembre 1829, où il a été rapatrié, pour le soigner. Adolphe Thiers lui avait écrit pour la consoler (7) :

« Ma chère amie,
J’ai appris hier soir la triste nouvelle qui est venue vous affliger. Je conçois votre douleur, mais elle est prématurée. À l’âge de votre frère, on brave une fièvre, et plus que cela, je crois et je souhaite que vous serez bientôt rassurée. Je vous remercie de votre aimable sollicitude pour moi ; j’ai trouvé un Strabon, et je n’ai pas besoin d’user de la lettre de change de votre père.
Je le remercie ainsi que vous. Si j’ai un moment avant de partir, j’irai vous voir et vous rendre un peu de courage. Adieu. Tout à vous.
                                                              A. Thiers »

Ce tempérament de mère dont fait preuve Emma Guyet se comprend par sa personnalité bien sûr, mais pas seulement. La maternité était devenue au début du XIXe siècle la passion du jour, une nouveauté pour une part dans la haute société (8).

La maison de Montrouge


François Gérard : Juliette Récamier
Le couple Guyet-Desfontaines disposait de la maison de Montrouge, au sud de Paris, pour profiter de la campagne proche de Paris. Pour aider financièrement son beau-père, Marcellin s’en était porté acquéreur. La célèbre Mme Récamier, entre autres grande amie de Chateaubriand, loua le pavillon de Montrouge. Le texte suivant nous en donne la circonstance : 

« Revenue à Paris à la fin de 1816, Mme de Staël effraya ses amis par le spectacle de son changement. Sa faiblesse était excessive ; elle n'obtenait le sommeil et on ne calmait ses douleurs que par l'opium.
Mme Récamier, profondément inquiète pour la santé de son amie, Mme de Staël, n'était pas moins alarmée par l’état de maladie de sa cousine, Mme de Dalmassy. Elle n’eût consenti en pareille situation à s'éloigner ni de l'une ni de l'autre ; cependant elle désirait donner à sa cousine le calme de la campagne et la vue d’un jardin, en conservant la possibilité de voir Mme de Staël tous les jours. C'est alors qu'on lui indiqua à Montrouge le pavillon de La Vallière, qui appartenait à M. Amaury Duval, de l’Académie des inscriptions, et dont le parc était encore presque intact ; elle le loua pour la saison. » (9)

La maison de Louveciennes


Les enfants Duval avaient leurs souvenirs à Montrouge, mais le pavillon fut loué pour éponger les dettes de leur père, ou plus exactement celles du premier mari, M. Chassériau (10). Le couple Guyet-Desfontaines préféra louer, dès 1835, un pavillon à Luciennes (devenue Louveciennes) en Seine-et-Oise (devenue ici les Yvelines). C’était la mode dans les classes aisées de la capitale de préférer l’Ouest parisien, on disait que l’air y était plus sain, alors que Paris voyait un afflux massif de provinciaux dans ses murs et conservait encore l’essentiel de sa structure urbaine du Moyen-Âge.

Ils y passaient l’été et y offraient à leurs amis un cadre nouveau de mondanités. « Nous avons reloué Luciennes. C’est là où je t’attends. C’est là où tu oublieras cette scélérate d’Italie, dans les délices de Capoue-Luciennes », écrit Emma à son frère qui est en Italie en 1836 (11). 

Un ami d’Emma, le compositeur de musique Henri Reber, lui écrit au cours de l’été 1841 : « Je suppose que la vie est toute autre à Luciennes (12) ; j’y pense bien souvent et désirais de tout mon cœur être un peu au courant de ce qui s’y passe. Je compte sur votre obligeance pour m’en écrire quelque peu. Je sais que ce n’est pas une indiscrétion que de vous prier d’une lettre, c’est pourquoi j’ai la fatuité de croire que vous voudrez bien me répondre et me donner de vos nouvelles les plus détaillées possibles. J’espère que vous êtes tous en bonne santé… Que fait Delsarte ? (13) Je ne doute pas qu’il soit souvent à Luciennes, c’est pourquoi je vous prierai de lui rappeler mes amitiés et de l’engager à travailler sa voix. » (14)

La maison de Marly


Villa "les Délices" à Marly le Roi
À la fin de l’année 1847, les Guyet-Desfontaines louent une maison à Marly-le-Roi dans un parc de 13 hectares, tout à côté de Luciennes et de Saint-Germain-en-Laye. Construite au début du 19e siècle, son propriétaire la nomma « les Délices », reprenant le nom de la maison occupée par Voltaire à Genève en 1755. Emma l’appelle « la maison verte » dans une lettre à son frère, qui se trouve alors dans le Massif Central pour un projet de décoration de la cathédrale du Puy (qui ne se fera pas) : « Enfin nous avons une maison de campagne ! Une belle, une …que je voudrais que tu visses, avant que les feuilles ne soient encore toutes tombées ! C’est à Marly-le-Roi sur le plus haut point du département, en pleine forêt, et avec une vue digne de l’Italie ; les aqueducs terminent un des côtés du tableau, et de l’autre on a la Seine, les forêts, tout ce qui était joli et beau à voir de Luciennes. Mirasse, que nous y avons mené hier, était comme un fou. C’est vraiment beau, grand, une occasion unique, des serres délicieuses et garnies de filles de l’air… Connais-tu cela ? Ce sont des bûches soutenues dans l’air, sur ces bûches de la mousse, et dans cette mousse des fleurs ravissantes et des plus rares (15). Tu pourras mettre tes élèves dans mes serres, et réaliser enfin ton grand projet de tabac français, poussant sur ta fenêtre. J’ai de plus, paons, biches, pigeons, poules, vaches …des fleurs comme s’il en pleuvait, et des orangers comme aux Tuileries ! Viens donc voir tout cela….
Ta lettre m’a bien amusée et bien fait rire. Comme je te vois d’une jolie force sur la chasse, je te préviens que dans mon parc, j’ai beaucoup de lapins, et qu’ils sont à ta disposition… Adieu, voilà le facteur, je te quitte bien triste en t’embrassant de cœur.
                                                                                               Mille tendresses
                                                                                               Emma Guyet » (16)

La « maison verte », était située dans le village même de Marly, au no 3 place du Verduron ou place de l’Eglise (actuellement place Victorien-Sardou). C’était une grande maison bourgeoise construite au début du XIXe siècle par l’architecte de la Madeleine, Jean Jacques Huvé. Son entrée se situait à côté de l’église Saint Vigor au centre du village. D’architecture simple mais aux dimensions importantes, avec trois étages, elle pouvait accueillir les nombreux invités du couple. Sentinelles détachées d’un vaste et magnifique parc, deux arbres immenses lui apportaient leur ombre à chacune de ses extrémités. Il se dégageait de l’ensemble un air d’importance, poussant certains à l’appeler « château », malgré la simplicité de ses lignes (17).

Le couple Guyet-Desfontaines l’a louée d’abord comme « campagne », comme on désignait alors une résidence secondaire, y installant ses jardiniers. Il l’a achetée en 1854 et habitée souvent, puisqu’il figure en 1856 dans le recensement de la commune à cette adresse (18). Avec eux on relève la présence de leur petit-fils, M. de Brayer, de son précepteur, et de leur personnel de maison. Ce dernier comprenait un chef de cuisine, un cocher, une femme de charge, deux valets de chambres et une domestique. Habitent aussi à la même adresse le jardinier, Jean Lesueur, avec sa femme, son fils et sa fille et deux jeunes garçons jardiniers.

À côté d’eux se trouvait le château des Sphinx, alors propriété du comte de Béthune-Sully, dont la veuve était née de Montmorency-Luxembourg. L’auteur dramatique Victorien Sardou s’en rendit acquéreur en 1863.


Rachel en Roxane
Ils avaient aussi pour voisin, habitant près de l’avenue de l’Abreuvoir, Charles Henri Fitz-James (1801-1882). Son épouse, Cécile Marie Émilie de Poilly, qui y est décédé à l’âge de 42 ans en 1856, était une habituée des représentations chez les Guyet-Desfontaines, y jouant au piano notamment. Dans cette maison, les Fitz-James avaient succédé à la tragédienne Rachel. Celle-ci participa aussi à certaines représentations théâtrales chez les Guyet-Desfontaines (19).

D’autres amis célèbres du couple ont aussi habité Marly à cette époque et sont venus aux soirées et représentations organisées dans la villa « Les Délices » :
      Alexandre Dumas père, intime de la famille et acteur au théâtre des Guyet-Desfontaines, avait fait construire son château de Monte Cristo, près de Port Marly.
      Alexandre Dumas fils, qui hérita de la maison de Leuven, rue Champflour.
      La baronne Dupuytren, alors veuve du grand chirurgien, qui habitait la villa Le Chenil, sur la place du même nom, devenue place du général De Gaulle.
      Duveyrier, dit Mélesville, qui habitait la villa du Val Fleuri, aujourd’hui dans la rue Willy-Blumenthal. Cet auteur dramatique (1787-1865) joua avec son gendre et sa fille chez Guyet-Desfontaines. Sa fille Laure épousa Alfred Van der Vliet. Ces derniers habitèrent l’hôtel de Toulouse au no 46 de la Grande rue dans Marly.
      Victor Regnault (1810-1878), physicien célèbre et directeur de la manufacture de Sèvres a habité la place de l’Abreuvoir. Il était marié à Mlle Clément, une petite cousine d’Emma Guyet-Desfontaines.

Moins célèbre, mais intéressante à noter dans la vie des propriétaires du domaine de Linières, est la présence à Marly d’une sœur de cousins par alliance de Guyet-Desfontaines : Constance Legras de Grandcourt (1796-1877). Elle avait épousé en 1833 Joachim Franco, chef de bataillon au 107e régiment d’infanterie de ligne, domicilié à Metz. Ce dernier est mort à Marly-le-Roi en 1866. Ses deux frères s’étaient mariés avec deux sœurs Martineau, et vinrent s’établir chez elles à Saint-Fulgent, à deux kms du château de Linières.

Il est probable que cette résidence de Marly s’est transformée temporairement en résidence principale dans les années 1855/1856. Aussi en mai 1854 ils ont loué une maison située à Paris rue Duphot no 25 (20), où mourut leur fille Isaure. En effet, l’hôtel particulier de la rue d’Anjou a été détruit en 1861 lors du prolongement du boulevard Malesherbes. On sait aussi, qu’au moins dès 1855, Guyet-Desfontaines habita un hôtel qu’il avait acheté au no 13 de la rue de Tivoli, devenue ensuite rue d’Athènes. Marly a dû constituer un havre de paix, loin des travaux dans Paris et des embarras du déménagement.

J. A Barre : Guyet-Desfontaines
(1860)
Le suffrage universel, qui avait privé Marcellin de son siège de député de la Vendée en avril 1849, lui donna la fonction de maire de Marly-le-Roi du 26-6-1849 au 4-1-1852. Après la proclamation de l’empire par Napoléon III, il démissionna de son mandat de maire en signe de protestation. Il fut élu aussi conseiller général de la Seine-et-Oise.

Emma Guyet continua à recevoir ses amis à Marly comme à Paris, y organisant notamment des représentations théâtrales au bénéfice des pauvres de la commune.

Rappelons qu’en chemin de fer, Saint-Germain était à une demi-heure de Paris, une commodité nouvelle depuis 1837, quoique forçant à sortir de son quant à soi, puisqu’on entrait dans un des premiers services de masse de la société industrielle naissante. Emma Guyet ne manque pas de le souligner à sa manière quand elle écrit, relatant un voyage en chemin de fer à Londres, « Allons adieu. Je vais encore voir je ne sais quoi. Les chemins de fer sont tellement pareils aux nôtres, que je me crois toujours sur celui de Saint-Germain. On se presse autant pour y aller, on se précipite de même dans les voitures. C’est la même chose et on le manque aussi. » (21)

L’ouverture de cette ligne constitue un évènement historique. Les trains partaient de la place de l’Europe à Paris, en attendant l’ouverture de la gare de la rue Saint Lazare. Le son du cor donnait le signal du départ du train et il y avait trois classes appelées wagons (1,5 F), diligences (1,75 F) et coupés (2 F). Ces tarifs, valables les dimanches et jours fériés, étaient plus faible de 15 % en semaine pour les classes diligences et coupés. « On va à une rapidité effrayante et cependant on ne sent pas du tout l’effroi de cette rapidité. Malheureusement nous sommes négligents en France, et nous avons l’art de gâter les plus belles inventions par notre manque de soins ; on va à Saint-Germain en vingt-huit minutes, c’est vrai, mais on fait attendre les voyageurs une heure à Paris et trois quart d’heures à St Germain, ce qui rend la promptitude du voyage inutile. » (22)

Les vacances à Étretat


Falaises d'Étretat à marée basse
Un autre lieu comptera beaucoup pour la famille : Étretat. Il marque une nouvelle mode des milieux aisés : les bains de mer, conseillés par les médecins eux-mêmes. Déjà au milieu du 18e siècle avaient commencé les séjours à la mer (bassin d’Arcachon) et à la montagne (Pyrénées), mélangeant motivation thérapeutique et émotion procurée par la nature (23). Il est vrai qu’Emma souffrait de rhumatismes. Mais surtout, le séjour des vacances allait devenir une occupation distinctive de la plupart des rentiers. Autant dire que le château de Linières ne pouvait pas compter dans cette mode, perdu dans le bocage profond de la lointaine Vendée, et qui attendra encore avant que Nantes, puis Montaigu, soient reliées par le chemin de fer à Paris.

Le village d’Étretat en Normandie était devenu un lieu d’attraction pour beaucoup de peintres depuis 1820. C'est aussi à cette époque que l'on commença à bâtir des villas en style balnéaire. La construction de 1843 à 1845 de la route de Fécamp à Étretat, facilita l’accès à cette campagne du bord de mer. Surtout, la station succombe à la mode des bains de mer après 1845 grâce à Alphonse Karr (romancier d'inspiration romantique), auteur d'un roman à succès sur la ville, publié en 1836 : Histoire de Romain d'Étretat (Amaury-Duval a peint le portrait d’Alphonse Karr, exposé au salon de 1859). À la même époque la côte d’azur était aussi à la mode, mais était trop éloignée des parisiens, faute d’une ligne de chemin de fer en cours de construction.

Le premier document trouvé, signalant la présence des Guyet-Desfontaines à Étretat, date de 1850. Cette année-là, on compte « près de 200 baigneurs à la fois » et en 1852 s'ouvre un casino de planches et d'ardoises, sous l'égide de la Société des Bains de mer d'Étretat créée récemment, où l’on y donne des spectacles. La Plage d’Étretat sera le titre d’un des romans d’Emma Guyet publié en 1868.

Voici en quels termes Emma décrit les lieux à son frère :

« Mon cher ami,

                                   Tu nous as promis une visite et nous la voulons. Tu nous as dit que M. Marie (24) t’accompagnerait, il le faut absolument ; mais assez vite. Le temps est beau, la mer est belle, il ne faut pas trop tarder.
Ce qu’il y a de plus sûr, ce serait de m’écrire le jour de votre départ de Paris. J’enverrais alors une voiture à la station. Et en partance de Paris à 8 h du matin pour le Havre, vous prendrez vos places pour la station de Beuzeville où vous serez à 3 h. Là vous aurez une voiture envoyée par nous et vous serez ici à 5 h. Il faudrait mieux venir ici tout de suite et aller au Havre après.
Si vous aimez mieux le Havre d’abord, vous trouverez mille occasions de venir ici facilement en 2 h et demie.
Maintenant, qu’est-ce qu’Étretat ? Un endroit où, en arrivant on voudrait en repartir, et qu’on ne pense plus à quitter dès qu’on est triste ! C’est ravissant, un village à part de tout. Ce qu’on connaît, des bois au milieu du village, des sources d’eau claire et excellente, des maisons d’une propreté hollandaise (sauf les torchis), des promenades toujours nouvelles, et le tout d’une gaieté folle. Quant à la mer, admirable.
Chacun vit ici comme dans un château à 100 lieues de Paris. On est sans cesse dans la rue, aux fenêtres, habillés ou non, on s’apprête, on chante (il y a un piano), on se promène ensemble, on se baigne ensemble, sans aucune cérémonie. Moi, qui sais, et reste sur la rive, je ris de la quantité de mollets qui me passent sous les yeux.
Le poisson abonde, les crevettes sont pour rien. À chaque heure du jour arrivent des voitures les plus élégantes, des femmes charmantes qui viennent déjeuner ici et se baigner C’est un va et vient continuel. Une vraie rive d’Italie, rien n’y ressemble tant.
Nous manquons enfin du nécessaire et nous dormons à merveille ! Arrivez, …viens t’en assurer par toi-même.
Adieu, à bientôt. Je t’aime et t’embrasse.
                                                                                                            Emma Guyet » (25)

Espiègle, Emma ne peut pas s’empêcher d’évoquer la nudité des mollets des baigneurs. C’est que les femmes se baignaient alors vêtues d’une robe de bain et coiffée d’un bonnet, avec rubans pour les plus coquettes. Les cabines de bain sur les plages étaient donc indispensables pour se changer. Il fallut attendre un demi-siècle pour voir les jambes et les bras nus, et encore un autre demi-siècle pour voir le dos et le ventre. Ensuite, l’évolution s’accéléra aussi en ce domaine.


Les voyages à l’étranger


Une autre activité dans les milieux aisés de cette première moitié du XIXe siècle réside dans les voyages à l’étranger, voire en Orient. Stendhal (26) met à la mode la notion de « touriste » avec sa Chartreuse de Parme en 1839 (27).

Pont de Londres en 1795
Amaury Duval père avait noué des relations avec une famille d’Anglais, les Heath. Rien d’étonnant pour un ancien secrétaire d’ambassade au royaume de Naples et dans les États Pontificaux, et pour le directeur des Beaux-Arts en France. Emma était marraine d’une de leur fille, qui était venue faire un séjour à Paris au printemps 1829. Elle la reconduisit à Londres où elle comptait passer le mois de juin, y donner des leçons de musique et de chants et peut-être gagner un peu d’argent, laissant sa fille à Paris. La traversée de la Manche durait quatorze heures et elle était vécue comme une vraie expédition. Emma y a rencontré du succès. « …J’ai chanté, j’ai vaincu … On donnait bals et concerts pour la jolie dame de Paris » (28).

Avec son mari et Isaure (depuis que celle-ci a quitté son mari) ils vont régulièrement en Angleterre. En 1851, le fils de l’ami Augustin Jal, Anatole (29), fait aussi partie du voyage. On sait qu’après la Révolution de 1848, le roi des Français déchu et sa famille ont trouvé refuge dans la banlieue de Londres à Claremont. Alors les Guyet font leurs visites royales à l’occasion de leurs voyages. Ils resteront fidèles en effet aux Orléans jusqu’au bout.

Sans écarter la part d’exagération qu’Emma met parfois dans ses récits, elle nous livre une vision étonnante de ses voyages. Pour l’époque, visiter les Anglais représentait, apparemment, la découverte d’un monde aussi étrange que de nos jours la rencontre d’une tribu papou par des touristes européens !

Qu’on en juge par la lettre suivante d’Emma à son frère :

 « Londres ce dimanche 23 juillet
Mon cher ami,
J’imagine que peut être tu ne seras fâché d’avoir de nos nouvelles. Jusqu’ici il m’a été impossible de t’écrire, ne restant jamais plus d’un jour dans un endroit. Enfin me voici à Londres depuis hier, et vite je viens te dire comme nous sommes ! Si tu veux m’écrire poste restante au Havre, nous y serons dans une huitaine de jours. Avant, nous irons en Hollande. Il n’y a que 24 heures de mer, et pour des marins comme nous, qu’est-ce que 24 heures ? Nous comptons partir d’ici mercredi pour Rotterdam.
Notre voyage s’est assez bien passé, sauf les mauvais lits et toute espèce de bêtes ! Les Heath sont venus nous prendre à Brighton, et de là nous ont menés à leur maison de campagne. C’est délicieux ! Tous les enfants étaient réunis, quatre grands gaillards et les deux filles ! Tout cela beau et superbe. Mais deux de ces jeunes gens sont sourds et muets. C’est très triste à voir et très fatigant pour parler, joint à cela le peu de facilité pour la langue et tu auras une idée de l’agrément que nous avons eu ! J’avais renoncé à la parole.
Mon dieu que les anglais me sont odieux ! Quels gens, quelles mœurs, quels sauvages. 
Dans ce pays de liberté on ne peut porter une décoration sous peine d’être suivi ou hué. On ne peut se mettre à la fenêtre sans causer un rassemblement…
Hier soir nous avons été à l’opéra. J’ai vu la reine, qui est fort laide (30) et coiffée ! Puis la princesse Clémentine et son époux (31) ! Cela m’a fait un effet de revoir mes chers princes.
Je te quitte pour aller sous le tunnel (32). Je suppose que je resterai à la porte. De là nous irons à Windsor, voir le château et dîner. Il faut bien passer son dimanche. On ne peut même pas avoir de la bière à boire aujourd’hui. Rien ne se vend !..
Quand tu verras les dames Bertin et Lesourd (33), dis-leur que c’est mal à elles de ne pas avoir écrit un petit mot poste restante. Elles me l’avaient promis, surtout Mme Lesourd, pour le contrebandier à présent c’est trop tard puisque nous partons mercredi. Au Havre donc, poste restante, pour avoir de leurs nouvelles…………….
J’ai été sous le tunnel ! J’ai été à Windsor. Le château est admirable. Je n’avais jamais rien vu de pareil, un vieux gothique sans aucun ornement, de grosses pierres en grès, carrées, de grosses tours, de toutes formes. C’est superbe. Il y a énormément de Vandycke (34), d’Holbein (35), tous portraits de la famille royale. C’est très curieux…
Je t’embrasse tendrement.
Ta sœur
Emma Guyet
J’ai été prendre un bain. On a des baignoires en marbre, où on a la tête en bas et les pieds en l’air. Si on vous réchauffe son bain, on apporte un cric et on tourne à grand peine une manivelle. J’en ris encore. » (36)

Il ne faut pas oublier aussi que les Anglais étaient alors les « ennemis héréditaires » de la France depuis un siècle, avant d’être remplacés bientôt par les Allemands dans ce rôle. Ceci pourrait contribuer à expliquer  certaines violences de ton dans cette lettre.

La vallée du Rhin et l’Allemagne, Venise et l’Italie, la Suisse, et peut-être d’autres pays feront aussi partie de leurs destinations de voyages à l’étranger.


Sa fille Isaure, son petit-fils Marcel et son frère Amaury-Duval


Pendant ce temps le frère Amaury-Duval restait célibataire. Pourtant les bons partis ne devaient pas manquer et il fréquentait beaucoup de jolies femmes dans sa vie mondaine. Dans sa correspondance et ses notes nous le voyons sensible à l’attirance des femmes. Mais les encouragements de sa sœur n’ont visiblement pas suffi pour le conduire au mariage. Il est resté vivre chez elle et son beau-frère, partageant beaucoup de leur vie et de leurs fréquentations.

En 1854, le malheur vint frapper une première fois Emma Guyet. Elle perdit sa fille unique, comme nous l’avons indiqué dans l’article sur Isaure Chassériau. Qu’allait devenir Marcel, un enfant de douze ans quand sa mère est morte, alors que son père avait des devoirs et des droits sur lui ?

Pour la grand-mère, pas question de le lâcher et elle obtint gain de cause. « Nous avons été heureux, mon mari et moi, d’apprendre par Monsieur Guyet, que vous ne seriez ni inquiétée ni entravée dans vos projets sur ce cher enfant. Certes il ne saurait être sous une tutelle plus tendre et plus dévouée. » Ainsi s’exprime Louise Belloc dans une lettre à Emma. Nous aurons bien sûr l’occasion de revenir sur la vie de Marcel de Brayer. Mais dès maintenant, il nous faut souligner les liens très forts qui l’ont uni à sa grand-mère, sa deuxième mère.

Mottez : Amaury-Duval
(musée de la Roche-sur-Yon)
Ce qui veut dire en même temps que des liens très étroits se sont noués avec son grand-oncle Amaury-Duval. Ce qui veut dire aussi qu’il est entré à part entière dans le cercle riche et nombreux des amis de la famille. Il a été l’héritier de cette dernière dans tous les sens du terme.

De toute façon il semble bien que son père a été souvent absent pour son fils, alors même que les Guyet ont facilité les rencontres entre eux. Et ce père est mort à la fin de l’année 1863, alors que Marcel avait vingt-un ans.

Un détail révélateur noté dans le journal intime d’Amaury-Duval à la date du 1e janvier 1847 : « Le temps est magnifique, froid, mais pas un nuage au ciel. Visite habituelle aux grands-parents. Le soir à dîner mon oncle Guyet (37), Reber (38), Mottez (39). Ce matin, en allant chez Mlle Louise, (40) je vois la Seine prise. Le soir elle recommençait à couler. » On voit dans cet emploi du temps l’appartenance de l’oncle Amaury à la famille Guyet-Desfontaines, et dans la formulation, la place de Marcel déjà à six ans. C’est sa visite pour les vœux du nouvel an à Emma et Marcellin qui est notée, et non celle de ses parents. C’est typiquement un langage de grands-parents et de grand-oncle, déjà. Dans les mots utilisés ils reçoivent d’abord le petit-fils.

Et que de soucis son petit-fils a donné à Mme Guyet-Desfontaines ! Il n’y eu pas que l’accident grave arrivé à Linières en 1865, où Marcel a été blessé au visage. Il y eu aussi sa vie mondaine qui ne plaisait pas à la grand-mère. Elle voulait le marier et lui n’était pas pressé apparemment. Dans un testament de 1863, elle le fait son légataire universel bien sûr, étant légalement son seul héritier. Mais elle réserve un quart de la succession pour les enfants à naître de son petit-fils. Et pour s’assurer de la bonne application de ses dernières volontés, elle institue pour son exécuteur testamentaire son notaire et ami, Me Poumet. Dans un codicille elle indique que sa caisse de diamants est « pour l’offrir à la femme qu’il (Marcel) épousera et sans qu’il en puisse disposer autrement. » La grand-mère généreuse et inquiète tient à préciser aussi, comme si la loi ne l’avait pas prévu, qu’elle lui donne : « argenterie, bijoux, livres, tableaux, maisons, enfin tout ce que je possède, tout pour lui ! Qu’il en fasse un bon et sage usage ». Elle termine son testament par ces mots : « Je bénis mon enfant chéri. Que mon âme vive en lui ! » (41) Plus tard elle abandonnera cette réserve du quart de la succession, sans doute à cause de son illégalité, le code civil de l’époque ne le permettant pas de la part d’arrière-grands-parents pour les enfants de leurs petits-enfants.


(1) Jean-Auguste Barre (1811-1896) a été sculpteur et médailleur. On lui doit un buste de Guyet-Desfontaines. Il fut témoin au contrat de mariage d’Isaure Chassériau.
(2) D’Almeras, La Vie parisienne sous Louis Philippe, Albin Michel (1925), page 408.
(3) Elle a porté le nom de rue Batave de 1798 à 1814.
(4) Testament d’Amaury-Duval du 26 février 1885, Archives nationales, études notariales de Paris, Me Pitaux : MC/ET/XIV/1032.
(5) Amaury-Duval, Souvenirs, Lettre d’Emma à son frère du 1-6-1829, page 186.
(6) Amaury-Duval, Souvenirs, Lettre d’Emma à son frère du 22-8-1829, page 218.
(7) Archives de la société éduenne d’Autun, Fonds Amaury Duval : K8 34, lettre d’A. Thiers à Emma Chassériau du 21-8-1829.
(8) D’Alméras, La Vie parisienne sous Louis Philippe, Albin Michel (1925), page 453.
(9) Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Mme Récamier (1859), page 299.
(10) Inventaire après le décès de M. Amaury Duval du 19 novembre 1838, Archives nationales, notaires de Paris : MC/ET/XIV/776. 
(11) Archives de la société éduenne d’Autun, Fonds Amaury Duval : K8 34, lettre d’Emma à Amaury-Duval du 8-5-1836.
(12) Par rapport à sa vie retirée en Dordogne où il travaille au château de  Montcheuil.
(13) François Alexandre Delsarte (1811-1871) a été ténor à l’Opéra-Comique, et professeur de chant.
(14) Archives de la société éduenne d’Autun, Fonds Amaury Duval : K8 33 lettre de H. Reber à Emma Guyet du 15-7-1841.
(15) Orchidées.
(16) Archives de la société éduenne d’Autun, Fonds Amaury Duval : K8 33, lettre d’Emma Guyet à Amaury-Duval du 18-10-1847.
(17) C. Neave, Marly rues demeures et personnages, 1983, page 95.
(18) Archives des Yvelines, recensement de Marly-le-Roi, 1856.
(19) Rachel (1821-1858), actrice de théâtre adulée, parmi les plus célèbres de son siècle.
(20) Inventaire du 29 mai 1854 après le décès de Mme de Brayer, Archives nationales, notaires de Paris : MC/ET/XIV 839.
(21) Archives de la société éduenne d’Autun, Fonds Amaury Duval : K8 33, lettre d’Emma Guyet à Amaury-Duval du 23-7-1854.
(22) Delphine de Girardin, Lettre Parisienne du 1-9-1837.
(23) Serge Briffaud, Face au spectacle de la nature, dans « Histoire des Émotions des Lumières à la fin du 19e siècle », Seuil, 2016, page 57 et s.
(24) Sylvain Marie (1805‑1870), ami d’Amaury-Duval dès le collège, originaire d’Auvergne, Préfet. Il était aussi très lié à M. Guyet-Desfontaines, dont il fit la déclaration de décès en 1857 avec un autre ami, Jal.
(25) Archives de la société éduenne d’Autun, Fonds Amaury Duval : K8 34, lettre d’Emma Guyet à Amaury-Duval du 5-9-1850.
(26) Marie-Henri Beyle dit Stendhal (1783-1842), est un écrivain, auteur du  Rouge et le Noir, La Chartreuse de Parme et Lucien Leuwen.
(27) Pierre Guiral, Adolphe Thiers, Fayard (1986), page 44
(28) Amaury-Duval, Souvenirs (1885) Lettre d’Emma à Amaury-Duval du 15-5-1829, page 195.
(29) Anatole Jal, architecte reconnu, mais aussi élève d’Amaury-Duval. Il a peint à Linières
(30) Victoria, reine d’Angleterre de 1837 à 1901. Des historiens confirment l’impression causée par la laideur de la reine sur notre « piplette » d’épistolière.
(31) Clémentine d’Orléans, dite « Mademoiselle de Beaujolais » (1817-1907), est une fille du roi des Français Louis-Philippe Ier. Après la Révolution de 1848, la princesse avait quitté la France avec son père et la plupart des membres de la famille royale.
(32) Le premier tunnel sous un fleuve a été construit dans les années 1826-1828 par l’ingénieur d’origine française Brunel (un émigré de la Révolution) à Londres. En 1854 il constituait une curiosité et ne servait qu’aux piétons pour passer sous la Tamise.
(33) Amies proches. La première, épouse du directeur du Journal des Débats, la deuxième, épouse d’un sous-préfet.
(34) Van Dyck (1599-1641) a été peintre du roi d’Angleterre Charles Ier et de sa cour de 1632 à 1634 et de 1635 à 1641. Il représente l’école flamande de la période baroque, avec Rubens.
(35) Hans Holbein le jeune (1498-1543) est un peintre et graveur allemand. En 1536, il est nommé peintre-valet de chambre du roi d’Angleterre Henri VIII et devint en peu de temps le portraitiste officiel de la cour d'Angleterre.
(36) Archives de la société éduenne d’Autun, Fonds Amaury Duval : K8 33, lettre d’Emma à Amaury-Duval du 23-7-1854.
(37) Isidore Guyet, marié à Félicité Tardy, fils de Jacques, un frère de Simon Guyet (maître des postes de Saint-Fulgent lors de sa mort en 1793, tué par les royalistes à Saint-Vincent-Sterlanges).
(38) Henri Reber, professeur au conservatoire, compositeur de musique. Un habitué de Linières.
(39) Victor Mottez, peintre élève d’Ingres et ami d’Amaury-Duval. Il a peint à Linières.
(40) Louise Bertin, qui habitait à Bièvres au sud-ouest de Paris, est sœur des directeurs du Journal des débats. Elle fut musicienne et poétesse. V. Hugo a écrit les paroles d’un de ses opéras.
(41) Testament de Mme veuve Guyet-Desfontaines du 3 novembre 1863, Archives nationales, notaires de Paris : MC/ET/XIV/898.

Emmanuel François, tous droits réservés
Janvier 2012, complété en septembre 2017

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