samedi 1 septembre 2012

L’évolution des baux dans le domaine de Linières de 1800 à 1830


Au début du 19e siècle, il existait semble-t-il dans la région de Saint-Fulgent deux types de baux à ferme hérités de l’Ancien Régime : les baux à colonage partiaire et les baux à prix fixe. Et comme le confirmait le récent code civil de 1804 leur forme restait libre : « On peut louer ou par écrit, ou verbalement. » À Linières, la politique de Joseph Guyet, le propriétaire, a consisté à abandonner progressivement les baux à colonage partiaire en faveur des baux à prix fixe.

Le colonage partiaire était régit par le droit romain pendant tout l’Ancien Régime, et le nouveau code civil ne le définissait pas. Ce type de contrat, « hybride » pour les jurisconsultes d’autrefois, consistait à louer son travail, c'est-à-dire à entrer en subordination du propriétaire, et à partager avec ce dernier les fruits et les aléas de l’activité (1). Aux Essarts et à Saint-Fulgent, ce partage était à moitié, mais on sait que d’autres valeurs de partage pouvaient être retenues. Le colonage partiaire avait l’inconvénient d’une forte implication de la part du propriétaire, et pour cela était peu prisé dans les domaines agricoles appartenant à l’Église. Il avait l’avantage de requérir peu de moyens de la part du fermier, notamment de n’être obligé de posséder, tel qu’il était pratiqué, que la moitié du cheptel. Indiquons tout de suite que les instruments de travail étaient rudimentaires, fabriqués en bois et étaient la propriété du fermier, quel que soit le mode de faire valoir.

Le bail à colonage partiaire a évolué au cours du 19e siècle, avec plus d’indépendance du métayer à l’égard du propriétaire, pour donner naissance au bail dit à partage de fruits ou à métayage. Néanmoins le bail à colonage partiaire a pu subsister sans changement tout au long du 19e siècle. Les preneurs dans ces deux baux ont fini par s’appeler alors métayers ou colons. Et le mot de fermier a été réservé au preneur du bail à prix fixe (on disait à prix d’argent). Cette évolution moderne n’aide pas à comprendre l’emploi de ces mots dans les temps plus anciens. D’ailleurs le code civil employait déjà ces mots dans ce sens, dès 1804.
Aux 18e et 19e siècles dans la région autour de Chauché, mais aussi ailleurs suivant les cas, les mots employés par les paysans pouvaient avoir un sens particulier, suivant qu’on évoque les choses ou les hommes. S’agissant des exploitations agricoles ou des fermes, on appelait une métairie celle qui avait une surface importante (au-dessus de 15 ha généralement). En dessous on parlait de borderie. Le mot métairie vient du mot « manse » qui se rapportait au haut Moyen Âge, à la surface agraire que quatre bœufs pouvaient annuellement labourer en hiver et en été. Cette notion se distinguait de la borderie où deux bœufs suffisaient.
S’agissant des hommes, il faut distinguer selon qu’ils étaient propriétaires, locataires ou ouvriers. Le propriétaire qui exploitait en direct une métairie était désigné le plus souvent comme propriétaire dans les documents, ce qui n’aide pas à le distinguer du propriétaire qui n’exploitait pas. Les propriétaires d’une borderie étaient appelés des bordiers. Souvent les bordiers étaient à la fois cultivateurs de petits lopins de terre et artisans. Et là aussi la réalité était plus diverse que le vocabulaire employé.
Dans le langage commun, les locataires d’une métairie s’appelaient des métayers ou des colons ou des fermiers, et quel que soit le type de bail en vigueur : à colonage partiaire ou à prix fixe. Les notions de métayer et de métairie n’ont pas de liens en pratique à cette époque. Le mot de colon, synonyme de métayer, a longtemps été utilisé et trouve son origine au Moyen Âge pour désigner celui qui cultivait la terre d’autrui qu’il avait défrichée, c’est à dire colonisée. Il n’est pas à relier au type de bail à colonage partiaire. Il en allait de même des métayers des grosses borderies, mais pour les petites borderies, l’économie des jachères rendait cette situation plus rare. Le bordier était souvent propriétaire, au moins à temps partagé.
Dans le langage courant, le mot de fermier était employé dans deux sens. D’abord celui qui exploite une ferme qu’il a louée, quel que soit le type de bail, et ensuite celui qui a loué une ferme qu’il fait exploiter par des cultivateurs. Ce dernier sens se rapportait à des bourgeois comme le père de Joseph Guyet, qui affermaient de nombreuses métairies et domaines appartenant à des nobles ou à l’Église. Il s’affichait fermier dans certains documents comme on souligne une position sociale. Les historiens les appellent à juste titre, pour bien les distinguer, des fermiers généraux, mot qu’on rencontre peu dans la documentation locale.
Le mot de cultivateur rencontré dans certains documents, nous paraît toujours avoir une signification vague à cette époque, se rapportant au métier.
Enfin le mot de laboureur s’appliquait au travailleur louant son travail dans les exploitations pour les travaux de labours avec des bœufs. Il y avait aussi la catégorie des laboureurs à bras : ils travaillaient sans bœufs, bêchant la terre. Mais on a vu le mot employé au 18e siècle dans un sens générique, le même que celui de cultivateur : celui qui travaille la terre.

Bref, on l’aura compris, le contexte du mot employé compte dans certains cas pour saisir son sens précis à cette époque. À ce propos indiquons que nos dictionnaires modernes n’étaient pas encore nés, et que l’Académie Française manquait visiblement d’autorité dans les campagnes.


La confiscation des métairies pendant la Révolution et la fin des baux à partage des récoltes


Nicolas Bernard Lépicié : Cour de ferme
On s’est naturellement interrogé sur le mode de faire valoir mis en œuvre par l’administration du département après le séquestre du domaine de Linières à son propriétaire émigré en 1792. La législation, confirmée ensuite par le code civil, soumettait les baux des biens nationaux à une réglementation particulière. Malheureusement, la pauvreté des archives est à la mesure des destructions dues à la guerre de Vendée, notamment pour le district de Montaigu concernant ce point (2).

Pendant la période de séquestre de Linières les baux existant ont dû continuer leur vie normalement, les versements en nature et en argent aux propriétaires étant mis sous séquestre par le gardien nommé par les autorités en juin 1792. Nous n’avons aucun document sur ce point.

Il en est de même pour la période de confiscation avec transfert de la propriété à la nation, à partir d’octobre 1793. On sait, à partir de rares exemples, que le receveur de l’Enregistrement et du domaine national, au bureau de Montaigu, demandait aux municipalités de mettre aux enchères en sa présence les baux des métairies appartenant à la nation. Auparavant il avait fait apposer des affiches imprimées annonçant ces adjudications de baux. Ceux-ci étaient d’une durée de trois ans et ses clauses n’étaient pas négociables. Elles avaient auparavant été formulées dans un « sumptum » lu par le président de la commission d’adjudication à toutes les personnes présentes. Il contenait en un certain nombre d’articles les clauses charges et conditions à imposer aux adjudicataires (3). Dans un exemple à Mouchamps (4), on voit que le bail, ou plutôt son adjudication, était fixée à prix d’argent, avec les clauses traditionnelles concernant les cas fortuits et de force majeure, les droits et devoirs entre le fermier entrant et le fermier sortant pour les récoltes, pailles, foins et engrais, les obligations de réparations locatives, l’entretien des prés et des haies, le respect des règles coutumières de jachère. Mais le fermier payait les impôts liés au bien, ce qui était une vraie nouveauté. De plus, il devait fournir une caution systématiquement, et pouvait sous-louer à condition de le faire devant notaire.

On est à peu près sûr qu’il n’y a pas eu d’adjudication de baux dans le domaine de Linières pendant au moins la première moitié des deux ans et demi de la période où le domaine a été bien national, c’est à dire de fin 1793 à juillet 1796. La maîtrise du pays par les insurgés d’abord, puis les exterminations des colonnes infernales ensuite, et le harcèlement du général Charette, réfugié tout près dans la forêt de Gralas, ont certainement empêché toute gestion par l’administration du district de Montaigu. Pour les populations, leur territoire était considéré comme libre ou occupé par les ennemis, suivant les aléas de la guerre. Ils ont vécu la situation comme leurs descendants pendant la deuxième guerre mondiale, avec une zone occupée et une zone libre, c'est-à-dire celle-ci non occupée par l’ennemi. C’est ce que dit le prieur Allain de Saint-André-Goule-d’Oie en écrivant dans son registre l’acte de décès de François Breteau (village de la Brossière) et « emmené par les bleus dans le pays ennemi » (5).

Pour autant que l’administration ait eu le temps d’établir des baux pour les métairies de Linières, certainement à prix fixe, la pratique des baux à colonage partiaire s’est rétablie ou poursuivie au rachat du domaine en août 1796 par Mme de Lespinay, pour un petit nombre de métairies. Les baux à prix fixes étaient plus nombreux à Linières. Nous pensons qu’au sortir de la guerre de Vendée, avec des troupeaux décimés, des travaux de réfection à faire, des bras qui manquaient, le partage de fruits a pu constituer un type de bail plus à la portée de certains métayers ruinés et manquant des moyens nécessaires à un bail à prix fixe. 

Coral : messe de minuit dans la forêt de Gralas

Après la guerre de Vendée, le propriétaire de Linières de 1800 à 1830, Joseph Guyet, s’est défait au fil du temps des baux à colonage partiaire, préférant les baux à prix fixes. La Morelière est la dernière métairie dont le bail est à partage de fruits jusqu’en 1830 dans notre échantillon de baux écrits que nous avons pu consulter, alors qu’auparavant au moins cinq métairies ont été gérées de cette manière. À cette occasion il n’y a pas eu changement de fermiers.

Pour expliquer cette volonté, l’éloignement du propriétaire parisien a certainement été déterminant. Dans le bail à prix fixe, il n’y a plus de récoltes à surveiller, d’aléas à subir, de produits à vendre, de troupeaux à gérer etc. Même avec un régisseur sur place, il y avait déjà assez à faire pour entretenir les bâtiments, choisir les fermiers et les suivre, avec autant de métairies.

Un autre élément a pu jouer en faveur du bail à prix fixe : en précisant par écrit une clause particulière, seul le métayer devait supporter les conséquences des calamités agricoles. Alors que dans le bail à colonage partiaire on partagerait de droit les bénéfices, mais aussi les pertes. Cette politique a été pratiquée par Joseph Guyet dans les clauses de cas fortuits et de force majeure de ses baux à prix fixe.

C’est ce qui s’est passé à la Mauvelonnière (Chauché) en 1824. La métairie était tenue depuis longtemps par deux belles-sœurs, dont une veuve avec 3 enfants, Françoise Godard (son mari, Marie Jean Chapleau tué lors du soulèvement de 1815) (6). Le propriétaire leur a vendu sa part du troupeau estimé à 762 F, alors que la ferme annuelle était de 1 000 F. Il leur a fait crédit sur quatre ans. Cinq ans plus tard, il n’avait toujours pas été remboursé. Il leur a laissé encore un délai supplémentaire, mais nous ne savons pas comment l’affaire s’est terminée.

À la métairie des Noues (Saint-André-Goule-d’Oie), le passage au bail à prix fixe s’est opéré la même année, avec le même fermier, Pierre Blandin. Une clause particulière précise là aussi : « Les bestiaux qui garnissent la métairie sont, pour moitié, la propriété de M. Guyet. Il en sera fait estimation à la Saint-Georges (23 avril) 1824, époque de l’entrée en jouissance des preneurs à titre de fermier, qui conserveront les dits bestiaux à la charge d’en payer à M. Guyet la valeur estimative dans le cours des trois premières années de leur bail, et par tiers dans chacune des dites trois années. » En 1816, déjà le propriétaire avait mis la pression pour changer de type de bail en insérant la clause suivante : « le bailleur se réserve également le droit de mettre la métairie en ferme pendant le courant du présent bail si bon lui semble, les dits preneurs s’obligent d’en cesser la jouissance étant prévenu une année à l’avance sans pouvoir exiger aucun dédommagement à cet égard ». Le bailleur tempère ensuite : il réservera dans ce cas la préférence au fermier actuel.  

La pratique des baux à colonage partiaire et des baux à prix fixe à Linières

Comment se pratiquait le partage des fruits à cette époque sur les métairies de la Morelière, de Villeneuve (Chauché), des Noues (Saint-André-Goule-d’Oie), et de la Touche (Essarts) ?

Gustave Courbet : Les cribleuses de blé
La moitié des grains et fruits sont transportés par les preneurs au bail, dans « les greniers de Linières ou autres lieux indiqués par le propriétaire. » Pour les grains il est précisé qu’ils auront été « bien vannés et qu’ils seront nets de toutes impuretés ». En pratique cela demandait un travail important sans aboutir, compte tenu des techniques employées, à une bonne propreté des grains. Les « mauvaises herbes » étaient à l’époque une calamité, dont les graines se retrouvaient mélangées avec celles du blé. 

La part des semences dans ce partage variait d’une métairie à l’autre pour des raisons que nous n’avons pas pu cerner, probablement liée aux relations personnelles entre le propriétaire et les métayers. À la Morelière les semences étaient prélevées avant partage à moitié, mais seulement dans une limite de 50 décalitres pour le blé. Le surplus éventuellement nécessaire et les semences des autres céréales étaient donc prélevés sur la moitié des métayers. Plus tard, cette limite pour le blé sera abandonnée. Apparemment les semences constituaient un des rares sujets de négociations dans les baux.

Aux Noues la limite de 50 boisseaux s’applique non seulement au blé, mais aussi au seigle et à l’orge, qui seront prélevés « sur les tas avant tout partage entre eux et le bailleur ».

Camille Pissaro : Récolte de pommes
À Villeneuve en 1817, la charge des semences est égale entre le propriétaire et le fermier.

Suivant la coutume on partageait les fruits « de hautes branches » (pommes, poires, cerises, prunes etc.), mais le preneur gardait pour lui tous les autres fruits (groseilles, fraises etc.).

Les bestiaux « nécessaires » à l’exploitation sont fournis moitié par moitié entre le bailleur et le preneur. Il est de plus précisé dans quelques baux : « lesquels bestiaux, les preneurs ne pourront vendre, trafiquer, mener à foire ni marché sans le consentement du bailleur. » On voit ici que le bétail sert de force de traction principalement. Dans les cas où, en plus, une partie était vendue, on partageait les bénéfices. Le bailleur avait droit, suivant la loi, « à la moitié des laines et du croît » (augmentation du nombre de bêtes) et le preneur « profite seul des laitages, du fumier et des travaux des bêtes. » Mais on imposait au fermier l’interdiction de faire commerce du fumier et de labourer pour autrui.

Pour les engrais, la formule est partout la même, ceux qui seront « nécessaires … seront payés moitié par moitié. » Mais ils étaient tates, et on en achetait peu.

L’économie de ce type de bail nécessitait un nombre suffisant de bras pour exploiter la métairie. Certaines clauses traitent du sujet. Ainsi aux Noues, les fermiers s’obligent « à tenir sur ladite métairie et aux conditions expresses quatre hommes en état de travailler. » À Villeneuve, les fermiers s’engagent à « fournir chaque année pendant le présent bail un domestique de force pour leur aider à faire ladite métairie, à peine de contre eux de dommages et intérêts. »

À partir des années 1820, on convenait dans le bail d’estimer le revenu annuel de la métairie pour des raisons fiscales. Les chiffres déclarés paraissent notablement inférieurs à la réalité.

Le sous-affermage devait être expressément autorisé dans le bail à colonage partiaire, suivant la loi, ce qui explique que cette clause n’existe pas dans les baux de Linières. En revanche, on la rencontre dans les baux à prix fixes, pour lesquels la législation était inverse : « le preneur a le droit de sous-louer, et même de céder son bail à un autre, si cette faculté ne lui a pas été interdite. »

Dans le bail à prix fixe, le fermier payait au bailleur un montant fixe convenu d’avance. Il décidait de l’exploitation et subissait seul les aléas de l’activité. Le montant de la location pouvait être exprimé en monnaie ou en quantité de grains. Le premier bail rencontré, signé le 18 juillet 1800 au nom de Mme de Lespinay, stipule sur ce point : « La présente ferme est faite au gré et consentement des parties, pour de la part des parties en bailler et payer pour chacun an la somme de 700 francs, …, lesquels paiements ladite bailleresse sera libre de percevoir en grain froment de belle qualité à raison de 300 francs le tonneau » (7). À cette date on vivait encore dans un désordre économique et financier important et on se méfiait de la monnaie. Ensuite, et grâce aux réformes et à la stabilité apportées par Napoléon, tous les baux à prix fixes sont libellés en francs, mais Joseph Guyet, encore sous le coup de son expérience sous le Directoire, tenait à préciser que le prix était payable « en argent sonnant », c'est-à-dire en pièces métalliques contenant une part de métaux précieux. Il se méfiait des billets de banque, tout fonctionnaire du ministère des Finances qu’il était !

Les prix des fermes n’étaient pas indexés, on était entré dans une longue période de stabilité financière depuis 1800. À partir des années 1820, ils ont augmenté de 1,2 % et 1,8 % après cinq ans, et aussi de 5 % à 6 % après 10 années du même prix. Dans un cas le prix a même baissé de 5 %.


(1) L. Rerolle, Du colonage partiaire et spécialement du métayage, Chevallier et Maresc (1888)
(2) L’administration du district de Montaigu était en fuite à Chantonnay, où elle fut victime de l’incendie d’une colonne infernale. « Dans la confusion qu’a causé ce brûlement, et faute de voitures, nous n’avons pu sauver qu’une partie des registres et des papiers qui composaient les archives de notre administration ». Voilà ce qu’a écrit dans une lettre du 4 mars 1794 au comité de salut public et de sûreté générale de Fontenay, Graffard, agent national de la commission administrative provisoire du district de Montaigu. [L. Brochet, Le canton de Chantonnay à travers l’histoire, Le livre d’histoire (fac-similé 2007), page 40.
(3) Archives de Vendée, Baux des biens nationaux : 1 Q 760, bail à ferme de la métairie de la Borgatière (Brouzils) le quinze frimaire l’an cinq.
(4) Archives de Vendée, Baux des biens nationaux : 1 Q 760, ferme de la Grange Renaudin à Mouchamps le 10-5-1801.
(5) Archives de Vendée, état-civil de Saint-André-Goule-d’Oie, 2e registre clandestin, décès de F. Breteau du 29-11-1793 (vue 3).
(6) Archives du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 29-1, victime du combat de l’Aiguillon du 19 mai 1815.
(7) Cette valeur donne 22,6 F pour un hectolitre en juillet 1800.

Emmanuel François, tous droits réservés
septembre 2012, complété en 2014

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Les communautés familiales d’autrefois dans le canton de Saint-Fulgent

Dans les baux des métairies du domaine de Linières dans le canton de Saint-Fulgent, de 1800 à 1830, les métayers contractaient en communauté familiale (1). Cela veut dire que le chef de famille s’engageait auprès du bailleur pour lui-même et ses enfants, même ceux qui étaient adultes et mariés. Chaque bail précisait le nom des preneurs et leurs liens de parenté, parents et enfants, gendres, brus, beaux-frères et belles sœurs, dans l’écrasante majorité des cas. Ceux-ci formaient une communauté juridique de fait, et les signataires s’engageaient solidairement, « faisant tant pour eux que pour ceux de leur communauté », suivant la formule qui revient le plus souvent dans les baux.

Certaines familles d’artisans formaient aussi une communauté de vie et de travail, nous connaissons le cas de boulangers et de meuniers, et aussi celui des marchands de bestiaux, Fluzeau-Brisseau à la Brossière, en 1765. Nous en resterons aux agriculteurs, cas fréquent dans les actes des notaires de Saint-Fulgent

Nous avons un acte notarié du notaire de Saint-Fulgent, officialisant ce type de communauté en 1774. Mais si les communautés familiales, patriarcales aussi, ont existé à la fin du 18e siècle, elles remontent loin dans le temps, très probablement au Moyen Âge. Ces communautés patriarcales se sont réduites dans leur importance, avec, le plus souvent, deux couples seulement la composant, c'est-à-dire deux générations vivant ensemble. Puis elles se sont dissoutes au cours du 20e siècle à cause de la révolution agricole intervenue et surtout de l’évolution des mœurs. De nouvelles structures juridiques ont alors vu le jour pour mettre des moyens d’exploitation en commun, mais concernant le capital surtout (coopérative, C.U.M.A.), et moins la main d’œuvre.

Œuvre de Turgot
Les physiocrates, les économistes novateurs du 18e siècle, condamnaient ces communautés comme un obstacle au progrès. Mais leur influence, on s’en doute, n’a pas pénétré le système de valeurs des chefs de famille du canton de Saint-Fulgent à cette époque.

Notre propos est de partir de documents de la fin du 18e et début du 19e siècle, il y a deux siècles et plus, pour évoquer ces communautés. Ils comprennent une vingtaine d’actes notariés décrivant leur fonctionnement. L’importance de l’institution se voit dans notre échantillon de 150 baux écrits de métairies et borderies entre la fin du 16e siècle et le milieu du 19e siècle.

Le cas de Louis Plessis à la Boninière

Pour définir la communauté, l’acte du notaire Frappier du 14 juin 1774 nous donne des éléments intéressants (2). À cette date, le père Louis Plessis, âgé de 59 ans, vivait avec ses quatre enfants survivants et son épouse, Louise Debien, au village de la Boninière de Saint-André-Goule-d'Oie. Il avait auparavant habité au Clouin et était bordier, autrement dit un petit paysan. Il était souffrant et sentant sa fin prochaine, fit venir chez lui le notaire de Saint-Fulgent, Frappier sieur de la Rigournière. Louis Plessis est mort quatre jours après et fut enterré dans le cimetière de Saint-André-Goule-d'Oie (3). L’acte notarié cite ses quatre enfants : Louis (40 ans), Anne (32 ans), Françoise (35 ans) et Jacques (30 ans).

Frères Le Nain : Repas de paysans
Avec eux, Louis Plessis (sa femme n’intervient pas dans l’acte) indique d’abord au notaire « que depuis longtemps qu’ils demeurent ensemble, vivant au même pain et pot et faisant bourse commune entre eux ». Il s’agissait d’une communauté de fait ou tacite, cas le plus répandu, et avant de mourir, l’aïeul veut que cette communauté devienne expresse par un acte officiel, et lui survive dans l’indivision pour ses héritiers. C’est une façon de régler l’héritage de ses biens meubles.

L’expression ancienne de vivre « du même pain et pot », c'est-à-dire partageant le manger et le boire, signifie plus globalement vivre ensemble sous le même toit. Le cadre de cette vie commune était généralement une bâtisse comportant deux pièces, parfois trois dans les grosses métairies. Chauffé par la cheminée de la pièce principale, on s’y entassait pour manger et discuter autour de la table, prier devant un crucifix, et dormir derrière les rideaux des lits. D’ailleurs le propriétaire tenait à ce que les habitations soient occupées. Il est arrivé à celui de Linières de préciser dans des baux, par trois fois à l’intention des métayers : « Ils ne feront tous qu’un seul ménage sans pouvoir jamais se séparer ni faire plusieurs feux. »

L’argent gagné n’était pas partagé entre les couples formant la communauté. Tout était en commun, y compris les frais engagés par les parents pour leurs enfants, et le prix de la chopine payée le dimanche chez le cabaretier du bourg. 


Le cas de Louis François de la Boninière


J. B. Greuze : Accordée de village 
(remise de la dot)
Nous savons que le chef de famille devait doter ses enfants au moment de leur mariage et la somme allait dans la communauté d’accueil de l’enfant. Par exemple, quand le  bordier Louis François, (un frère de mon aïeul), marie sa fille Jeanne en 1792 avec Pierre Millasseau, celui-ci intègre la communauté de son beau-père au village de la Boninière de Saint-André-Goule-d'Oie. Par contrat il promet de donner à son futur beau-père 120 livres. Le notaire de Saint-Fulgent, toujours Frappier, dans un acte du 3 janvier 1793, fait quittance de cet apport (4). Cet acte valait preuve pour partager plus tard l’héritage de Louis François, car les dots étaient généralement données en avance d’héritage. Cette somme de 120 livres est faible, correspondant à la valeur d’une paire de jeunes bœufs (5), comparée au montant, à la même époque, de la dot du fils du métayer de Linières, Simon Pierre Herbreteau (futur maire de Saint-André-Goule-d'Oie), et celui de sa jeune épouse, Henriette Mandin fille du régisseur de Linières, qui était de 600 livres chacun (6). Le père de Joseph Guyet, propriétaire de Linières de 1800 à 1830, dota sa fille aînée de 6 000 livres, plus une rente annuelle de 1500 livres (7).

Le fonctionnement de la communauté chez les Plessis


La famille Plessis fait donc acter par le notaire « que tous ils ont décidé de mettre en communauté tous leurs biens par portions égales, et pour d’autant mieux l’officialiser, ils ont déclaré s’associer par les présentes de tous leurs biens meubles et acquêts immeubles. » En conséquence, « leur communauté sera composée de cinq parties égales, dont une appartiendra à Louis Plessis père, et à Louis, Françoise, Anne et Jacques, ses enfants, aussi à chacun une cinquième partie. » Et le notaire de continuer à écrire : « Ils vivront tous au même pain et pot sans distinction et préférence et seront de même tenus aux dépenses de la communauté, à laquelle chacun apportera et conférera tous les fruits, gains, revenus et émoluments de ses travaux et industrie ; ils ne feront pas de dettes sans le consentement des autres, au-dessus de la somme de cinq livres, à peine par celui qui les ferait d’en être seul tenu ; les parties déclarent que la valeur de la communauté s’élève actuellement à la somme de quatre cents livres. »

Vincent Van Gogh : Vieux paysan
Autre précision importante : « Plessis père demeure chef de la communauté ci-dessus établie pour en gérer et administrer les affaires comme dans le passé ». L’aïeul jusqu’à son dernier souffle, ou l’aîné des frères, remplissait donc le rôle de chef de la communauté, s’engageant au nom de celle-ci, dans les baux par exemple. À l’assemblée des habitants de la paroisse il pouvait représenter son « feu ». Au patriarche on devait obéissance, comme un devoir de nature religieuse, mélangeant sentiments familiaux, respect des anciens, devoir envers ses parents et obéissance aux directives du chef d’exploitation. Autant dire que la personnalité et le caractère du patriarche ou de l’aîné faisaient le bonheur ou le malheur de ses proches, mais aussi contribuait à la réussite ou à l’échec de l’activité agricole. Mais cette communauté avait aussi son utilité. En son sein, on y assumait la naissance et la mort, la maladie et la vieillesse. On y assumait aussi les mariages dans tous ses aspects, dont l’impact sur le patrimoine de la communauté n’était pas le moindre. C’était aussi le cadre du « développement » de l’enfant, si l’on peut dire.

La place et le rôle de la communauté familiale dans la société


Le secrétaire de la préfecture de Vendée, Cavoleau, nous explique en 1800 (8) que presque tous les chefs de famille faisaient fabriquer par souci d’économie les habits et linge nécessaires à leur maison, utilisant les services des fileuses, tisserands et foulons (moulins pour traiter les fibres et tissus). Les métayers se fabriquaient eux-mêmes leurs sabots, comme nous l’avons constaté dans les baux de Linières. Les différences de revenus ne se voyaient pas dans les dépenses, elles se cachaient dans l’épargne quand c’était possible. Mais elles se montraient dans le nombre de domestiques et de bœufs, et dans la surface des exploitations. Pour se marier on ne s’y trompait pas. Bref, la frugalité, sévère vue d’aujourd’hui, était le sort commun à tous.

Dire que ces communautés familiales « structuraient » la société d’alors et en constituaient la « cellule de base », est une évidence banale. C’est dire le rôle incontournable qu’elles durent avoir dans la naissance et les évènements de la guerre de Vendée. La révolte des jeunes contre la conscription militaire a aussi été celle des chefs de famille. Celle-ci allait créer bien plus d’absences que les tirages au sort des anciennes milices de l’Ancien Régime, déjà peu populaires, et elles représentaient un danger pour la survie de certaines communautés familiales. De plus, les peurs et les haines déclenchées par les révolutionnaires depuis l’année 1790, ont « macéré » dans les discussions à la veillée au sein de ces communautés. Et n’oublions pas que les assemblées des habitants réunissaient toute la communauté paroissiale, avec seulement la centaine de chefs de famille au maximum qui pouvaient y participer dans une paroisse de la taille de Saint-André-Goule-d'Oie. D’ailleurs on a vu que les consignes de participation aux manœuvres et aux gardes du camp de l’Oie sous l’autorité de Royand, chef royaliste de l’armée du Centre, auxquelles ont participé les hommes de Saint-André, ont été répercutées à la base aux chefs de famille, ceux-ci désignant même leurs domestiques. L’obéissance laissait peu de place aux expressions de l’individualisme dans ce type de structure sociale. Imagine-t-on un instant ce que la devise « liberté, égalité, fraternité » pouvait avoir de bizarre pour les individus vivant dans ces communautés familiales ? Dans celles-ci les droits de l’individu ne primaient pas sur le groupe auquel il appartenait. L’individu et le collectif formaient un tout où se développait l’interaction sociale. Le travail paysan avait ceci de particulier qu’il confrontait en permanence les désirs et les idées avec les aléas de la nature. La liberté individuelle était d’abord pour eux une expérience intime de confrontation avec la réalité. Cela ne fait-il pas penser au modèle social japonais, paraissant pour une part éloignée de l’idée d’égalité individuelle proclamée en 1789 dans le nouveau modèle français en formation ? La libération des communautés familiales viendra plus tard des conditions économiques nouvelles générées par le progrès technique. Mais les contraintes pesant sur les individus d’alors n’ont-elles pas prédisposés ces derniers à se mettre au service du groupe avant tout, avec pour conséquence une aptitude à l’entraide et à la solidarité, précisément à rebours des aspirations de l’individualisme portées par la Révolution ? D’autant que le message moral d’une religion omniprésente allait dans le même sens.

Les communautés familiales vivaient dans la frugalité et l’indigence. Louis Merle (9) donne un rendement de 12 à 13 hl à l’hectare pour le blé dans la Gâtine poitevine. On a pu vérifier qu’il en allait de même dans la contrée de Saint-André-Goule-d’Oie. Mais la réalité vécue ne réside pas dans cette moyenne. Ce rendement pouvait varier du simple au triple d’une année à l’autre, suivant les « cas fortuits et de force majeur » engendrés par les caprices météorologiques et les épizooties. On sait qu’en 1816, le préfet de Vendée a dû prendre des mesures pour faire face à ce qu’il a appelé une famine sévissant dans le département (10). En conséquence, certaines mauvaises années, les ventes suffisaient à peine à payer le fermage et les impôts, et il fallait pourtant faire vivre une nombreuse famille. Heureusement il y avait les bonnes années, où l’on pouvait mettre de l’argent de côté. En plus de la frugalité permanente, les membres de la communauté partageaient parfois l’indigence des mauvaises années.

Cette communauté agricole répondait aux conditions économiques du temps. Les techniques alors en vigueur imposaient des labours et binages fréquents, l’entretien des haies et des clôtures, des prairies et des chaintres, les travaux de défrichement des landes (jachères), le tri des grains etc. Le regroupement de la force de travail en communautés familiales fournissait une main d’œuvre abondante et pas chère, tant pour les exploitants propriétaires que pour les métayers. Pour schématiser, il y avait d’un côté des moyens et petits propriétaires, exonérés des charges à l’égard des propriétaires, mais dont la surface cultivable était réduite à cause de la pratique de la jachère. De l’autre côté il y avait des métayers d’exploitations de 50 ha en moyenne, comme dans le domaine de Linières, qui pouvaient mettre la force de travail de leur communauté au service d’une surface cultivable suffisante pour mieux vivre malgré le système de la jachère. Mais ils subissaient les charges du propriétaire et la précarité de leur bail, bien réelle à l’époque. 

Dupré : Bergère au manteau
Dans cette économie de la communauté familiale, il faut bien sûr compter les enfants, dont la participation aux travaux des champs était toute « naturelle ». L’instruction, dont chacun savait bien qu’elle donne des atouts pour se « débrouiller » dans la vie, n’était pas accessible aux plus pauvres. Pas seulement en raison de son coût, les indigents pouvaient quand même être dispensés de la redevance scolaire payée par les parents à la commune au début du 19e siècle, mais surtout l'école privait l’exploitation d’un appoint de main d’œuvre. Et pourtant les horaires de l’école et les dates des vacances tenaient compte de la saisonnalité des travaux agricoles. Même quand l’école fut devenue obligatoire, avec une durée de six ans d’enseignement primaire, les parents limitaient souvent la présence de leurs enfants à quatre ans seulement encore au début du 20e siècle.

Quant à partir des années 1840 en France, l’industrialisation a offert à l’agriculture des charrues en fer et de la chaux pour engrais, les terres acides du bocage ont vu leur fertilité considérablement augmenter. Dans les mêmes structures de faire valoir du sol, on pouvait en conséquence produire plus avec moins de main d’œuvre, et développer l’élevage notamment. Cela a favorisé l’exode rural un peu partout en France. Mais dans le canton de Saint-Fulgent, les communautés familiales sont demeurées immuables et ont gardé leur main d’œuvre, tout au moins dans un premier temps. On a parcellisé les exploitations, augmentant leur nombre et diminuant leur surface (11). Plus fertiles, les terres ont fait vivre plus de personnes. En ce milieu du 19e siècle, la région, vue du domaine de Linières, a adopté un modèle original de développement économique. Les communautés familiales se sont maintenues, souvent sur des exploitations plus petites, les métairies des grands domaines se divisant et les petites propriétés produisant plus de richesses. Le développement économique d’alors, au lieu de changer ces communautés patriarcales, a été mis au service de leur survie. Mais dépourvues de nécessité économique, celles-ci survécurent quelques dizaines d’années en tant que norme sociale seulement, puis disparurent au 20e siècle avec la transformation de ces normes et l’évolution des mœurs.

L’acte notarié de constitution de la communauté du Plessis 


Pour terminer nous reproduisons, transcrit en langage moderne et accessible, l’acte notarié de constitution de la communauté Plessis du 14 juin 1774 à la Boninière :
"Par devant nous notaires royaux de la sénéchaussée de Poitiers soussignés, ont comparus en leurs personnes, identifiés et acceptant, Louis Plessis bordier, autre Louis Plessis, Françoise, Anne et Jacques Plessis, ces quatre derniers enfants du premier, demeurant tous en même communauté au village de la Boninière paroisse de St André Degouledois d’une et d’autre part ;
lesquels nous ont dit, que depuis longtemps qu’ils demeurent ensemble, vivant au même pain et pot (vivant ensemble) et faisant bourse commune entre eux, que tous ils ont décidé de mettre en communauté tous leurs biens par portions égales, et pour d’autant mieux l’officialiser, ils ont déclaré s’associer par les présentes de tous leurs biens meubles et acquêts immeubles.
Leur communauté sera composée de cinq parties égales, dont une appartiendra à Louis Plessis père, et à Louis, Françoise, Anne et Jacques, ses enfants, aussi à chacun une cinquième partie.
-        Ils vivront tous au même pain et pot sans distinction et préférence et seront de même tenus aux dépenses de la communauté, à laquelle chacun apportera et conférera tous les fruits, gains, revenus et émoluments de ses travaux et industrie ;
-        ils ne feront pas de dettes sans le consentement des autres, au-dessus de la somme de cinq livres, à peine par celui qui les ferait d’en être seul tenu ;
-        Plessis père demeure chef de la communauté ci-dessus établie pour en gérer et administrer les affaires comme dans le passé ;
-        les parties déclarent que la valeur de la communauté s’élève actuellement à la somme de quatre cent livres.
Toutes les clauses ci-dessus ont été voulues, consenties stipulées et acceptées par les parties, lesquelles se sont obligées à leur exécution, et, tous et chacun, à hypothéquer leurs biens meubles et immeubles, présents et futurs, sans distinction, renonçant à toutes stipulations contraires aux présentes.
De leur consentement, volonté, et à leur requête, nous dits notaires soussignés les avons, par le pouvoir et juridiction de notre cour, soumis à notre acte auquel ils se sont obligés.

Source : Archives départementales de la Vendée
Fait et passé au lieu de la Boninière en la demeure des dites parties par moi Frappier, l’un de nous dit notaire, où je me suis transporté aujourd’hui 14 juin 1774 ; lecture faite, les parties y ont persisté et déclaré ne pas savoir signer, de ce enquis et interpellé, approuvé en interlignes : cinquième partie, livres ;
Signé : Jagueneau notaire royal
            Frappier notaire royal pour registre
Contrôlé à Saint-Fulgent le 15 juin 1774 reçu trois livres dix sols Signé : Thoumazeau"



(1) Archives de Vendée, notaire de Saint-Fulgent, Frappier 3 E 30/138, dossier Guyet.
(2) Archives de Vendée, notaire de Saint-Fulgent, Frappier 3E 30/7, acte d’officialisation de la communauté Plessis de la Boninière du 14-6-1774.
(3) Archives de Vendée, registre paroissial de Saint-André-Goule-d'Oie, sépulture du 18-6-1774 (vue 47).
(4) Archives de Vendée, notaire de Saint-Fulgent, Frappier 3 E 30/13, quittance de versement François/Millasseau du 3-1-1793.
(5) Pour 120 livres à cette date, on, pouvait acheter 2 bœufs de quatre ans (voir l’inventaire du 8-2-1762 de Louis Corbier du Coudray, à sa mort : archives de Vendée, Frappier 3 E 30/3).
(6) Archives de Vendée, notaire de Saint-Fulgent, Frappier 3 E 30/13, contrat de mariage de Simon Pierre Herbreteau et d’Henriette Mandin du 30-7-1791.
(7) Archives de Vendée, notaire de Saint-Fulgent, Frappier 3 E 30/13, contrat de mariage d’Étienne Martineau et de Catherine Guyet du 16-5-1791.
(8) Cavoleau, Statistique ou description générale du département de la Vendée.
(9) Louis Merle, La métairie et l’évolution agraire de la Gâtine poitevine de la fin du Moyen Âge à la Révolution (1958).
(10) Instruction du 17-12-1816 du préfet de la Vendée.
(11) Le même phénomène est observé en 1850/1880 dans le canton de Palluau par F. Dupé, Le métayage dans le canton de Palluau, Société d’Émulation de la Vendée (1978), page 63.

Emmanuel François, tous droits réservés
Septembre 2012

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La symphonie no 4 d’Henri Reber

Jardins du château de Linières
Parmi les habitués de Linières, invités d’Amaury-Duval dans les années 1870/1880, se trouvait un compositeur de musique célèbre à son époque, Henri Reber. La sortie récente d’un disque où l’on peut écouter une de ses symphonies est l’occasion d’évoquer cet artiste si connu à Linières autrefois. Lui aussi aima se promener sur les berges de la pièce d’eau. Le peintre Victor Cesson a écrit à la fin de sa vie : « … quand on touche la corde de Linières il me semble que j'y suis encore, accompagné aussi de grosses farces de Janvier de la Motte (1) qui ne me quittait que pour sa toilette des repas. Lorsqu'il était à Linières, Francisque Sarcey (2), qui ne m'appelait que son Giotto (mon nom d'atelier), aimait à se promener dans le parc et me lisait un petit livre qu'il avait toujours sur lui (Alfred de Musset). Et encore Henri Reber, compositeur de musique qui, quoique très difficile en tout, me disait aussi de très aimables choses : « Vous auriez dû faire de la musique, vous seriez un musicien, vous avez tout ce qu'il faut pour cela. » (3)

Reber voyageait toute une journée en chemin de fer sur le trajet de Paris à Nantes, où il passait la nuit en arrivant. Le lendemain il reprenait un train jusqu’à Montaigu. Puis Benjamin Godard, charpentier à Saint-Fulgent, faisant aussi le service des voyageurs à la demande dans sa voiture à cheval, venait le chercher à Montaigu pour le conduire à Linières. On l’attendait pour déjeuner (4).

Né à Mulhouse en 1807, Henri Reber, à la fois pianiste et flûtiste, fut professeur de composition au conservatoire de musique de Paris et composa des mélodies sur des poèmes de grands auteurs français. Il a aussi composé un ballet (le Diable amoureux, 1840), quatre symphonies, une riche production d’œuvres de musique de chambre (pour instrument en trio ou accompagnement de piano, violoncelle, par exemple un quintette avec piano, sept trios et trois quatuors loués par Berlioz et Chopin, et dont les partitions demeurent aujourd’hui, sauf erreur, inédites), et des opéras comiques : La Nuit de Noël (1848), Le Père Gaillard (1852), Les Papillotes de M. Benoist (1853), Les Dames capitaines (1857), etc. Il fut aussi un théoricien, auteur d’un Traité d’harmonie publié en 1862 et augmenté en 1889, de Notes et études d’harmonie par Théodore Dubois, ouvrage qui sera longtemps regardé comme un classique du genre. Il fut membre de l’Institut.

Ses relations avec les Guyet-Desfontaines et Amaury-Duval ont toujours été très proches. Ils étaient de la même génération et partageaient les mêmes goûts dans le domaine des arts (5).

Dès les années 1840, Emma Guyet avait aidé le compositeur en programmant ses œuvres dans les soirées qu’elle organisait dans son salon. Elle avait aussi aidé au lancement de la Société Sainte-Cécile qui s’était donné pour but de faire connaître dans ses concerts des auteurs contemporains comme Reber, Gounod, Saint-Saëns et Gouvy. C’était un habitué de la famille qui s’est tout naturellement retrouvé à Linières parmi les invités d’Amaury-Duval.

Cette amitié avec Henri Reber a inspiré à Emma Guyet le personnage principal d’une nouvelle qu’elle a publiée en 1868 : Une Histoire de piano (6). Le compositeur y a été croqué amicalement, notamment dans ses habitudes, comme celle consistant à se retirer du monde pour composer : « Veuillez me pardonner de vous écrire une lettre aussi bête et aussi décousue. Mais dans ma retraite, qu’on pourrait appeler une tanière, je n’ai pas beaucoup de choses intéressantes à communiquer ; un jour ressemble à l’autre ; on pourrait appeler cela de la monotonie, mais j’appelle cela du calme.
Bien chère Madame Guyet, ne tardez pas à me répondre, je vous en prie. Mes amitiés les plus vives et les plus sincères à ce bon M. Guyet que j’aime de tout mon cœur. Ne m’oubliez pas non plus auprès de tous nos amis, ainsi qu’auprès de Mlle Isaure et d’Amaury. » (7). Dans son testament, réglant les détails de ses funérailles, Mme Guyet-Desfontaines, demanda que pendant la messe on chanta du Beethoven et du Reber. En guise de souvenir et de leur amitié, elle lui offrit dans son testament une tabatière d’un prix de 500 F.

Henri Reber
Il fut un homme discret, partageant bien des idées avec Amaury-Duval. Camille Saint-Saëns a écrit malicieusement, et non sans exagération, à son sujet : 

« Bien qu’il n’y eût jamais la moindre affectation dans sa conversation ni dans sa personne, son esprit volontiers tourné vers le passé, l’urbanité exquise de ses manières évoquaient l’idée des temps disparus ; ses cheveux blancs semblaient poudrés, sa redingote prenait des airs d’habit à la française ; il semblait que oublié par le 18e siècle dans le 19e, il s’y promenât en flânant comme aurait pu le faire un contemporain de Mozart, étonné et quelque peu choqué de notre musique et de nos mœurs. Reber n’a jamais compris qu’un artiste cherchât dans son art un autre but que cet art lui-même ; il ne savait pas jouer des coudes pour arriver aux premières places ; comme l’hermine de la fable, il restait prudemment sur la rive, si le fleuve à traverser ne lui paraissait pas être d’une limpidité parfaite. On le voit, il n’était guère de son temps, ni d’aucun temps. » (8)

Dans une lettre à Amaury-Duval le 29 mai 1871, il explique comment il a accepté que ses amis (Mme Léon Say, fille d’Armand Bertin, et Étienne Arago), postulent pour lui au poste de directeur du conservatoire de musique de Paris que doit pourvoir le ministre Jules Simon. Il avoue n’avoir rien entrepris de lui-même « uniquement parce que je me sens incapable de faire le métier de solliciteur… ». Et puis son ami Ambroise Thomas postule lui aussi et a ses propres appuis. « Quant à moi, écrit-il, je suis certain que Thomas sera nommé, et, vous l’avouerais-je entre nous ? Je le désire. Je redoute cette position et la responsabilité qui y est attachée, et la difficulté qu’elle présente maintenant plus que jamais. Je préfère rester tranquille, dans l’ombre … J’ai cru de mon devoir de me mettre au moins sur les rangs et de ne pas repousser les témoignages d’intérêt que me donnent mes amis ; mais, au fond de l’âme, je souhaite de ne pas réussir. (9) » C’est effectivement Thomas qui fut nommé directeur, mais en consolation on le nomma inspecteur.

Cette affaire le contrarie dans son projet de se rendre en Vendée, il poursuit ainsi dans la même lettre : « Ce qui me contrarie le plus, dans tout ceci, c’est de ne pas réaliser mon projet de passer quelques jours heureux à Linières. Vous comprenez que, dans ce moment, je ne puis pas bouger d’ici, vu que, d’un instant à l’autre, il peut m’arriver un avis de me rendre à Versailles (10).
Si Thomas était nommé prochainement, et que l’effroyable gâchis où doit se trouver Paris me dispensât d’y retourner de suite, nous pourrions reprendre notre idylle projetée (11) ; vous viendriez me chercher ici et nous irions nous reposer quelque temps sous les ombrages de Linières. Dès qu’il y aura quelque chose de décidé, je vous écrirai immédiatement. »

L’allusion à la difficulté de la tâche « qu’elle présente maintenant plus que jamais » fait référence aux conséquences de la guerre de 1870. Les Prussiens occupent le pays partiellement et doivent se retirer au fur et à mesure de l’exécution par les Français du traité de paix, notamment le versement d’une indemnité de 5 milliards au vainqueur pour ses frais de guerre. Cette défaite a été un drame personnel pour Reber, son pays natal, l’Alsace, ayant été annexé par l’Allemagne. Dans une lettre du 1e mai 1871 à Amaury-Duval il avoue se trouver dans un état complet d’abrutissement. Et précise : « Vous, dans votre Vendée, vous n’avez suivi que de loin les péripéties de cette horrible guerre ; mais, moi, je m’y suis trouvé comme enveloppé, forcé de voir et pour ainsi dire de coudoyer ces infâmes Allemands, et finalement de voir ma pauvre Alsace devenir la proie de ces barbares déguisés en hommes civilisés. J’ai peine à comprendre que je vis encore (12). »

Amaury-Duval : Henri Reber
Son portrait dessiné par Amaury-Duval est conservé au musée des Beaux-arts de Mulhouse. Il se retrouvait aussi naturellement dans une fresque du salon du château de Linières, La Lecture des Fourchambault.

En décembre 1876, Henri Reber taquine son ami qui reste longtemps en Vendée, se demandant quand il reviendra à Paris. Il lui envoie quelques vers pour se moquer de son ami qui se passionne pour des plantations dans son jardin de Linières (13) :
 « La Saint Martin se passe,
Miriton…….
La Saint Martin se passe,
Amaury n’revient pas ;
Il plante des échalas ! »

Le 10 novembre 1876 il lui avait écrit pour le remercier d’avoir reçu en cadeau des feuilles d’eucalyptus de Linières. On remarque la proximité de leur relation :




E. Giraud :
caricature d'Amaury-Duval
« La semaine dernière un personnage mystérieux est venu déposer chez mon concierge un petit paquet ficelé et cacheté, avec recommandation de ne pas l’exposer à la chaleur. J’hésitais à le toucher, craignant qu’il ne contienne quelque substance explosive, mais je fus bientôt rassuré en lisant sur l’enveloppe : bain d’eucalyptus de Linières. Je vous remercie de cette charmante attention ; la tabatière est fort jolie et très originale ; elle fait diversion avec mes autres tabatières qui sont presque toutes de couleur sombre.
Vous me faites bien espérer que vous ne passerez pas l’hiver à Linières, mais cela est vague et vous ne précisez pas votre retour. Tachez donc de finir vos plantations (puisque vous plantez à votre âge) et revenez-nous le plus tôt possible. Il me tarde de vous revoir, songez donc qu’il me reste très peu d’amis, et, en tout cas, aucun avec lequel je puisse m’épancher comme avec vous. (14) »

Très affecté par la mort de Reber en 1880, Amaury‑Duval s'occupa avec Anatole Jal de ses obsèques et de l'érection de son monument au Père Lachaise conçu par Tony Noël et A. Jal. Reber avait une parente ou une compagne, Eugénie Delannoy, qui figure au nombre des bénéficiaires du testament d'Amaury‑Duval (15).

Comme son ami Amaury-Duval, Henri Reber a été oublié par la postérité. Aussi il faut souligner la sortie d’un disque en 2012 chez l’éditeur Naive, contenant le premier enregistrement au monde de sa quatrième symphonie.

Metz : salle de l'Arsenal
L’œuvre a été enregistrée lors de son interprétation le 16 octobre 2011 dans la magnifique salle de l’Arsenal de Metz, par le Cercle de l’Harmonie. Cette formation est née de la rencontre de trois musiciens contemporains : Bertrand Chamayou (pianiste), Jérémie Rhorer (chef d’orchestre) et Julien Chauvin (violoniste). La symphonie de Reber compose, avec Rêverie et caprice pour violon et orchestre de Berlioz, et le concerto pour piano no 1 de Litz, un disque intitulé « Le Paris des romantiques ». L’idée qui présida à la conception de ces enregistrements a été de donner un instantané sonore du milieu de 19e siècle, avec les genres et les auteurs les plus appréciés du moment. S’agissant de Reber, les initiateurs expliquent : « il nous tient à cœur de défendre des œuvres qui ont été évincées par l’histoire alors même qu’elles étaient appréciées par le public et les musiciens eux-mêmes ! » 

Il faut souligner le renouveau de la musique symphonique dans la période 1830/1848 en France. On compte seize auteurs contemporains joués dans cette période : Berlioz, Onslow, Rousselot, Turcas, Gounod, Reber, Deldevez, Josse, Elwart, Douai, David, Mme Farrenc, Alkan, Gouvy, Lacombe et Molet. L’intérêt croissant du public pour le genre et l’augmentation des formations de musique instrumentale expliquent ce renouveau.

Autre originalité du disque, « Le Paris des romantiques », le concerto de Litz est joué sur un instrument d’origine, un Erard 1837. Cela permet au musicien de découvrir des sonorités oubliées par la standardisation des pianos modernes.

Dans la notice du disque, Julien Chauvin s’explique sur sa découverte de la symphonie d’Henri Reber :

« Cette symphonie de Reber fut une découverte totale pour moi. En travaillant sur cette partition, j’y ai décelé une personnalité musicale séduisante qui a su mêler les influences de Schubert, Mendelssohn et Berlioz. Fort de sa solide culture symphonique viennoise, englobant les dernières œuvres de Haydn et celles de Beethoven, Reber modèle des formes originales et ambitieuses, nous en avons un bel exemple dans cette symphonie avec l’andantino sostenuto. Son orchestration extrêmement subtile et inventive privilégie la couleur des bois et la virtuosité des cordes, ce qui le rapproche de Mendelssohn. Enfin je noterai l’influence de la musique populaire française dans un final assez surprenant, souvent bissé au concert. »

La symphonie no 4 en sol majeur OP 33 a été composée à la fin des années 1840 ou au début des années 1850. Elle est dédiée à la Société des concerts du conservatoire, prestigieuse institution qui ne jouait que les meilleures compositions des auteurs contemporains, après avoir fait la promotion des symphonies de Beethoven. Elle a été jouée pour la première fois le 22 février 1857 par la société dédicataire. La partition a été publiée en 1858 en même temps que les trois premières symphonies de l’auteur. Saint-Saëns en réalisa une transcription pour piano à quatre mains (13).

Il semble que cette symphonie, moins jouée que les précédentes, ait été reprise en 1863 deux fois et n’avait plus été jouée depuis. La découvrir constitue un moment privilégié, même sans rien connaître de Linières bien sûr, quoique l’histoire de ce lieu puisse nous y conduire, si l’on veut bien.

(1) Ancien préfet sous Napoléon III, notamment dans l’Eure.
(2) Francisque Sarcey de Sutières (1827-1899) journaliste et critique dramatique. Il conseilla Marcel de Brayer dans ses études personnelles après le baccalauréat.
(3) Lettre de V. Cesson à L. de la Boutetière du 17-12-1898 (thèse V. Rollet, voir (15) ci-dessous)
(4) Lettre d’H. Reber à Amaury-Duval du 11-8-1880 (Société Éduenne d’Autun K8 33)
(5) Voir notre article en mars 2012 sur ce site : Emma Guyet-Desfontaines musicienne.
(6) Voir notre article en juin 2012 sur ce site : Mme Guyet-Desfontaines romancière.
(7) Lettre d’Henri Reber à Emma Guyet du 15-7-1841 (Société Éduenne d’Autun K8 33)
(8) Camille Saint-Saëns, Harmonie et mélodie, Paris, Calmann-Lévy (1885), page 283.
(9) Lettre d’H. Reber à Amaury-Duval du 29-5-1871 (Société Éduenne d’Autun K8 33)
(10) Siège du gouvernement provisoire où se trouvait le ministre Jules Simon.
(11) Il fait allusion aux ruines après les combats de la commune de Paris.
(12) Lettre d’H. Reber à Amaury-Duval du 1-5-1871 (Société Éduenne d’Autun K8 33)
(13) Lettre d’H. Reber à Amaury-Duval du 3-12-1876 (Société Éduenne d’Autun K8 33)
(14) Lettre d’H. Reber à Amaury-Duval du 11-10-1876 (Société Éduenne d’Autun K8 33)
(15) Véronique Noël-Bouton-Rollet, Amaury-Duval (1808-1885). L’homme et l’œuvre, thèse de doctorat, Sorbonne Paris IV (2005-2006).
(16) Livret de présentation du disque Le Paris des romantiques.

Emmanuel François, tous droits réservés
Septembre 2012

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