dimanche 4 décembre 2011

Retour sur la paroisse de la Chapelle de Chauché

Dans deux articles publiés en janvier 2010 et décembre 2012, j’ai fait le point sur les informations recueillies au sujet de la paroisse de la Chapelle à Chauché. Celle-ci posait problème en ce sens qu’elle était inconnue des archives diocésaines et départementales, et en même temps citée régulièrement dans les actes notariaux. Puis on découvrit son église paroissiale au village de la Chapelle à Chauché, et son activité religieuse comme annexe de la cure de Chauché, allant en déclinant jusqu’au début du 18e siècle. Les recherches dans les papiers des notaires de Saint-Fulgent sous l’Ancien régime et dans le chartrier de la Rabatelière, permettent maintenant de reconstituer en grande partie ce que fut cette énigmatique "paroisse". Au passage, ces recherches nous ont permis de découvrir la seigneurie de la Chapelle Begouin, et à son sujet de publier quelques articles entre octobre 2013 et février 2014. Voici donc l’histoire de la paroisse de la Chapelle de Chauché telle que les documents découverts nous la racontent.

Réflexions sur l’origine de la paroisse de la Chapelle de Chauché


Gauthier de Brugges
Le document connu le plus ancien est le pouillé du diocèse de Poitiers à la fin du 13e siècle, avant la création du diocèse de Luçon, publié par l’évêque Gauthier de Bruges. On y découvre la paroisse de Chauché avec son église dans le bourg actuel, dédiée à saint Christophe. Mais déjà point de mention de la paroisse de la Chapelle. Or on sait par ailleurs que les paroisses de Chavagnes, Chauché et Saint-André-Goule-d’Oie sont nées aux 12e ou 13e siècles, à partir de prieurés fondés pour les deux premières par l’abbaye de Luçon, et pour la dernière par l’abbaye de Nieul-sur-l’Autise.

Ces fondations de paroisses à cette époque ont mis fin à un certain désordre régnant parfois auparavant. Certes l’Église a profité des donations des seigneurs, donnant des terrains aux abbayes pour fonder des prieurés et des tenures agricoles pour faire vivre ces prieurés. Mais certains seigneurs ont profité de la situation pour bâtir eux-mêmes des églises, allant jusqu’à créer des paroisses avec l’aide de religieux trop faibles pour leur résister. Est-ce ce qui s’est passé à la Chapelle ? Ne disposant d’aucun écrit, rien n’autorise à répondre dans un sens ou dans l’autre. Mais l’évêque Gauthier de Bruges à Poitiers, constituant le premier pouillé connu de son diocèse, mentionne la paroisse de Chauché et non pas celle de la Chapelle de Chauché.

La notion même de paroisse mérite attention. Elle fut longue à mettre en place au cours du Haut Moyen-Âge. À l’origine le mot de « parochia » désignait l’ensemble des fidèles fréquentant une église, et non pas une circonscription territoriale (1).

L’abbé Aillery indique en 1892 dans ses chroniques paroissiales à propos de l’église de la Chapelle : « suivant la tradition, cette église aurait été d’abord l’église paroissiale dont le chef-lieu aurait été transféré à Chauché » (2). Ce transfert est rapporté par la tradition orale selon lui, et malgré son emploi du conditionnel, un certain nombre d’indices donnent du crédit à cette explication.

Limites de Saint André-Goule-d'Oie
Tout au long de l’Ancien régime, et notamment dans les papiers de la seigneurie de la Chapelle Begouin du 16e au 18e siècle, on voit que l’étendue de la paroisse de la Chapelle comprend l’espace nord nord-est de la paroisse de Chauché, incluant les seigneuries de Languiller, la Pitière, la Boutarlière et Linières (anciennement Droelinière). Leurs territoires correspondants font toujours partie du territoire de la commune de Chauché, qui a repris celui de la paroisse de Chauché. Si donc on a transféré l’église paroissiale du village de la Chapelle à l’habitat situé plus au sud sur un promontoire rocheux, devenu le bourg de Chauché, on a conservé l’espace de l’ancienne paroisse de la Chapelle dans celui de la nouvelle paroisse de Chauché. Ce qui explique, selon toute vraisemblance, pourquoi la limite de la commune de Chauché, continue toujours au 21e siècle de venir border le bourg de Saint-André-Goule-d’Oie, incluant le fief de Linières et ses dépendances d’autrefois (Villeneuve, Guérinière, Vrignais, Mauvelonnière, Louisière, Morelière), ainsi que la Boutarlière. À sa création au 12e ou 13e siècle, Goule-d’Oie, devenant Saint-André-Goule-d’Oie, ses limites ont donc dû tenir compte de celles existant déjà des paroisses des Essarts, de Saint-Fulgent, et de la Chapelle de Chauché. Les Essarts dépendaient aussi de l’abbaye de Luçon. Il n’y a que Saint-Fulgent qui dépendait alors de l’abbaye de Saint-Jouan-de-Marnes (Deux-Sèvres).

Dans un aveu de la baronnie des Essarts au duché de Thouars le 13 mai 1677, on lit que le « droit de guet et reguet, haute, moyenne et basse justice et juridiction telle qu’a un seigneur baron peut appartenir » s’applique « entièrement » sur les hommes du fief de la prévôté des Essarts et ceux habitant « des bourgs et paroisses de Sainte-Cécile, Saint-André-Goule-d’Oie, la Chapelle de Chauché ». Le reste de la paroisse de Chauché, hors la Chapelle, n’est pas cité dans cette liste (3). Si le droit de guet et de reguet (guet relevé ou contrôlé pendant la nuit) avait disparu depuis longtemps à la date de l’aveu, remplacés par une redevance, la compétence de la justice de la baronnie des Essarts, était toujours en vigueur. Et on sait que le bourg de Chauché était tenu par le seigneur de Puytesson, où il avait droit de haute justice, et relevait des châtellenies de la Jarrie, Merlatière et Raslière (4).

Sur la page suivante, l’aveu énumère les paroisses où sont situés les domaines de la seigneurie de Languiller, vassale des Essarts. Parmi elles, on lit : « … la Chapelle de Chauché, le Grand Chauché … ». Cette appellation de la paroisse du « Grand Chauché » est révélatrice de l’absorption de la paroisse de la Chapelle de Chauché, par la nouvelle paroisse créée sur un territoire plus vaste. On sait que le baron de Montaigu était suzerain d’une partie de redevances sur le fief du bourg de Saint-André en 1343 (5), et avant la fin du 14e siècle il s’était replié des terroirs situés à l’est de Chavagnes-en-Paillers au profit du baron des Essarts. La haute justice de ce dernier sur tout Saint-André-Goule-d’Oie parait donc postérieure à la création de la paroisse.   

La non existence "officielle" de la paroisse de la Chapelle de Chauché est aussi confirmée dans le registre paroissial de Saint-André. On n’y voit aucune mention de la paroisse de la Chapelle, s’agissant des paroissiens fréquentant l’église de Saint-André alors qu’ils habitaient sur son territoire. Dans les actes de baptêmes les concernant, le curé de Saint-André indiquait leur paroisse officielle de Chauché. Dans les actes de mariage il indiquait la permission préalable du curé de Chauché de donner la bénédiction nuptiale à un paroissien étranger à Saint-André.

L’église paroissiale de la Chapelle et ses paroissiens


Si le seigneur de la Chapelle Begouin s’est vu dépouiller du siège de l’église paroissiale, son église près de son hébergement du lieu de la Chapelle, a continué d’être desservie par le clergé du bourg de Chauché. On l’appelait quelques siècles plus tard la chapelle Begouin, du nom de la seigneurie fondatrice.

Schéma de M. J. Gris
La chapelle Begouin se trouvait au milieu du village, le long du chemin qui conduit de la Chapelle à la Limouzinière. Les recherches récentes de M. Joseph Gris permettent de la situer sur la parcelle no 53 du cadastre napoléonien de 1838. Le cimetière se situait aussi le long de la même route un peu plus loin vers la Limouzinière : parcelle no 83 en triangle sur le cadastre napoléonien (sections F6 et F7). Les traces de bâtis situées plus vers l’ouest de la Chapelle correspondent vraisemblablement au village contigu de la Galoctière, aujourd’hui disparu. 

Si dans les papiers de la seigneurie de la Chapelle Begouin on a continué longtemps, mais épisodiquement, à désigner de « bourg » le village de la Chapelle de Chauché, il n’existe pas de registres paroissiaux de la paroisse du même nom. Pourtant l’usage du mot bourg était réservé dans la région à la désignation du lieu où se trouvait l’église paroissiale. Elle était le lieu de rassemblement des fidèles le dimanche, et par conséquent un point d’attraction pour certaines activités artisanales et commerciales.
Néanmoins les habitants des environs ont fréquenté longtemps la chapelle Begouin, comme en témoigne le registre paroissial de Chauché. Sur celui-ci on relève à titre d’exemple un baptême le 17 avril 1602 (vue 26/91) par Normandin, « curé et recteur de l’église de Chauché et de la Chapelle », de Jacques Durcot, dont un parrain est « Jean de Montsorbier, écuyer seigneur dudit lieu de Montsorbier, demeurant à présent en la maison noble de la Pitière, paroisse de la Chapelle de Chauché ».

En 1609 la première page du registre des enterrements porte le texte suivant : « Guillaume Jounaudeau recteur de Chauché en Poitou 1609 - Papier ou catalogue de ceux qui ont été enterrés aux cimetières des églises de Chauché et La Chapelle. » Ce registre note des enterrements à la Chapelle jusqu’en 1668. Cette mention de la Chapelle n’est pas reprise dans les registres de baptêmes et de mariages. Et à partir de 1668, le registre commun aux baptêmes, mariages et enterrements ne fait pas non plus mention de la Chapelle. Le 3 mars 1671 on lit dans le registre paroissial de Chauché (vue 41/80) : « a été enterrée dans l’église de ce lieu …le corps du défunt maître Pierre Chanteau vivant prêtre, dernier curé de ce lieu de Chauché et la Chapelle… ». Il ressort de cette lecture du registre paroissial de Chauché que s’il n’existait pas de paroisse officielle de la Chapelle de Chauché, le curé de Chauché se disait aussi curé de la Chapelle, jusqu’au milieu du 17e siècle, c'est-à-dire pendant environ cinq siècles ! Il faut se rappeler à cet égard que le curé primitif de la paroisse de Chauché a d’abord été l’abbé de l’abbaye de Luçon, puis l’un des chanoines du chapitre de Luçon, déléguant sur place un curé desservant. Ce curé primitif ne devait vouloir connaître sur place qu’une seule paroisse, la sienne, même si la réalité était plus compliquée.

La Chapelle de Chauché
Tout se passe comme si les habitants de la Chapelle et des environs, attachés à leur église, ont continué de vouloir la fréquenter, et les curés de Chauché ont accédé à leur demande. Ce n’était pas une paroisse au sens organisationnel que l’église donne à ce mot, mais on continuait par la force de la tradition à l’employer, de temps en temps. Ainsi en parcourant les registres paroissiaux de Chauché on relève les diverses indications suivantes :

-        enterrement le 5 février 1671 (vue 40/80) « dans l’église de la chapelle Begouin ou de Chauché »
-        enterrement le 24 janvier 1612 au « cimetière de La Chapelle » (vue 6/84). Dans d’autres actes on indique « le grand cimetière de la Chapelle ». Peut-être désigne-t-on alors celui proche du bourg et du fief de la Barotière, lequel dépendait du fief de la Chapelle Begouin.
-        Inhumation de René Bousseau, sieur de la Vrignaye, demeurant à la « Chapelle de Chauché alias Chapelle Begouin » le 23 mars 1668 (vue 84/84) dans « l’église de la Chapelle »
-        bénédiction nuptiale dans « l’église de La Chapelle Begouin annexe de Chauché » le 6 octobre 1706 (vue 34/127)
-        « ce sont tous les actes de baptêmes, mariages, mortuaires qui ont été faits dans la paroisse de Saint-Christophe de Chauché et la Chapelle Begouin son annexe … ont été transcrits dans le présent registre pour obéir à l’ordonnance … ». Voilà ce qu’écrit le curé à la fin de son registre pour l’année 1675 (vue 17). La Chapelle Begouin était vue comme une annexe pour le clergé.

En plus de cet attachement des habitants à l’église de la Chapelle Begouin, il faut se rappeler que le seigneur du lieu y possédait le droit de s’y faire enterrer, signe honorifique qui comptait beaucoup dans les familles nobles.

Le seigneur de Languiller s’attribue des droits honorifiques sur l’église


Nous savons que dès 1310, le seigneur de la Chapelle Begouin demeurait à la Bégaudière de Saint-Sulpice-le-Verdon. Le fief de la Chapelle sera pour ses propriétaires un fief parmi d’autres, où il n’habitait pas. Mais il avait un droit de patronage sur l’église du lieu, comme étant très probablement son fondateur. Et à côté se trouvait un cimetière longtemps utilisé.

Les seigneurs de la Chapelle pouvaient donc exiger la poursuite du service du culte dans les termes du titre initial de fondation que nous ne connaissons pas. Dans la pratique on en fit une annexe de la cure de Chauché, y exerçant le service religieux à la demande, pour satisfaire à cette exigence du droit de patronage des seigneurs, et aussi pour répondre aux vœux de certains habitants.

Languiller
Nous avons raconté dans un article publié en janvier 2014 : Les droits seigneuriaux des nobles dans le fief de la Chapelle Begouin à Chauché, la querelle provoquée avec une certaine arrogance par le seigneur de Languiller, Charles Auguste Chitton, au sujet de l’enterrement de sa mère le 23 septembre 1698 dans la chapelle Begouin (vue 70/97 du registre de Chauché). On apprend que si les seigneurs du lieu n’habitaient plus sur place, ils s’y faisaient enterrer, dans le chœur de l’église encore au début du 17e siècle. Charles Auguste Chitton a osé déplacer la sépulture d’un seigneur de la Chapelle dans le chœur de l’église pour faire de la place à la dépouille de sa mère, invoquant son droit de suzerain, douteux par ailleurs. Philippe Chitton, son père, d’une noblesse toute récente, tenait beaucoup à ce type de prérogative. On l’a vu aussi essayer de ressusciter auprès de l’évêché de Luçon son droit de présentation à la chapelle de Fondion à Saint-André-Goule-d’Oie (voir l’article publié en novembre 2014 : La chapelle de Fondion à St André Goule d'Oie).

Le 18 février 1732 encore (vue 12), dans la chapelle Begouin, la fille du seigneur de Languiller épousa Pierre René Gabriel de Vaugiraud. Était-ce devenu un « must » pour cette famille de Languiller d’avoir « son » église en « s’installant » dans celle de son vassal ? On en a l’impression.

La paroisse de la Chapelle inconnue chez l’évêque et officielle chez les notaires !


Et les bourgeois, seigneurs et notaires continuaient à désigner parfois la Chapelle comme la paroisse où se trouvaient situés leurs domaines. Mais là ce n’est plus le droit qu’il faut mettre en avant, plutôt l’usage ou la tradition semble-t-il, même si elle étonne. Ainsi en 1631, Jacques Moreau, fermier de la Drollinière (devenue Linières), est présenté dans un acte notarié à Fontenay-le-Comte comme « sieur du Coudray, demeurant au lieu noble de la Drollinière paroisse de la Chapelle de Chauché ».  

Si, comme on vient de le voir, les registres paroissiaux de Chauché sont sans ambiguïté sur l’inexistence de la paroisse de la Chapelle, et clairs sur l’activité annexe du culte célébré dans l’église du lieu, on continuait donc à entretenir la fiction de l’existence de la paroisse. On le comprend venant des seigneurs locaux attachés à des droits honorifiques. C’est plus étrange venant du curé de Chauché. Or on a un exemple en ce sens.

Dans une sentence du 17 mai 1688, le grand sénéchal du Poitou avait tranché un conflit portant sur la propriété de la métairie de la Girardière (Chauché). Le jugement avait donné raison à Bénigne de la Bussière (la Girardière faisait partie de ses biens propres), femme du seigneur de Languiller, moyennant 400 livres offerts à ses adversaires dans un procès. La somme de 400 livres constituait une enchère valable pendant trois mois. Et le texte du jugement précise : «  à l’effet de quoi ladite enchère sera lue et publiée au prône des messes paroissiales où lesdits lieux sont et situés et assis, et affichée par notre greffier contre la porte de l’auditoire de la cour … ». C’était de pratique normale à l’époque de demander au curé de telles annonces à la fin de leur sermon, comme de lire aussi certains édits ou ordonnances royales nouvelles. Les conceptions d’un état moderne qui naîtront avec la Révolution française vont, d’une part confier aux municipalités nouvellement créées l’information des citoyens, à travers le garde-champêtre, et d’autre part confier la publication de certains actes judiciaires à des journaux (au nom de la séparation du pouvoir administratif et du pouvoir judiciaire).

Attestation du curé Madeline
(Archives de la Vendée)
La sentence judiciaire précisait l’appartenance de la métairie de la Girardière à la paroisse de Chauché, et le domicile de Mme de la Bussière à la paroisse de la Chapelle de Chauché. Et le curé de Chauché signe l’année d’après une attestation comme quoi il a bien fait l’annonce demandée par la dame de Languiller : « Je soussigné prêtre-curé de la Chapelle de Chauché certifie à qu’il appartiendra avoir lu et publié au prône de la messe dite en cette paroisse par moi cejourd’hui en l’église de ce lieu 17 mai 1689 ». Et il signe : « Eustache Madeline, curé de la Chapelle de Chauché » (6). Eustache Madeline est bien connu comme curé de Chauché dans le dictionnaire des Vendéens (voir le site internet des Archives de Vendée). Le temps d’un acte officiel il s’est transformé en curé de la Chapelle de Chauché ! Il a certainement lu l’annonce au prône de la messe, mais celle-ci a-t-elle été célébrée en l’église Saint-Christophe du bourg de Chauché ou dans la chapelle Begouin, ou dans les deux ? Le document indique la chapelle Begouin, mais on hésite à le croire. En 1726 c’est à l’issue de la messe paroissiale de Chauché qu’étaient faites les annonces à caractère profane, comme la prochaine adjudication d’un bail sur l’Oiselière par exemple (7).

Cette paroisse de la Chapelle existait dans les papiers du duché de Thouars au 16e siècle, comme en témoigne son acte d’érection en duché en juillet 1563 par le roi Charles IX. Il comporte la liste des paroisses comprises dans la baronnie des Essarts, et on y trouve : « … Chauché, la Chapelle de Chauché …». Le texte a beau être signé du roi de France, cette liste n’a pas bien sûr force de loi, mais cette présence de la Chapelle de Chauché a persisté jusqu’au duché de Thouars (8). Quoiqu’on dispose d’autres listes dans les papiers du duché de Thouars aux Archives nationales, où la distinction n’est pas faite entre les deux paroisses.

Le compte de décimes de 1646 dans le diocèse de Luçon ne cite pas la paroisse de la Chapelle, pas plus que le fichier historique du diocèse de l'abbé Delhommeau (9). Cette paroisse n’existe pas officiellement. Alors est-ce seulement par charité envers la dame de Languiller, attachée à l’ancienne paroisse de la Chapelle, que le curé de Chauché s’est transformé en curé de la Chapelle de Chauché, le temps d’une attestation en 1689 ? On peut légitimement en douter. Une question vient alors à l’esprit : dans le transfert de l’église paroissiale du village de la Chapelle vers le bourg, qu’a-t-on promis en compensation au seigneur et aux habitants de la Chapelle ? Nous n’avons pas de document sur la création de la paroisse de Chauché, ni sur ce transfert que nous venons d’évoquer sur la foi d’une tradition orale. Mais l’accumulation de nos observations conduit à cette question. La communauté des fidèles de l’ancienne paroisse de la Chapelle, dans son sens plus spirituel que matériel, n’aurait-elle pas été garantie officiellement d’être reprise et administrée par la nouvelle entité paroissiale ? Faute de document, nous ne pouvons pas répondre, mais nous pensons que la question de pose.

Des revenus pour sa fabrique


Boninière
Elle se pose d’autant plus que l’annexe de l’église du bourg à la Chapelle n’avait pas qu’une dimension spirituelle, elle avait des revenus propres. Nous en avons découvert un au 18e siècle concernant une rente foncière annuelle et perpétuelle de six boisseaux de seigle due par les teneurs de la Boninière à Saint-André-Goule-d’Oie (10). Dans une reconnaissance faite le 26 décembre 1768, 25 teneurs (propriétaires et habitants) du village reconnaissent devoir cette rente à la mi-août, requérable sur le lieu du village. Nous donnons en annexe le nom de ces 25 personnes.

On apprend à cette occasion que les villageois avaient cessé de payer la rente en 1738. Mais le nouveau fermier de Languiller, Pierre Cailleteau, se disant « fabriqueur en charge de ladite fabrique de la Chapelle de Chauché », intenta un procès contre eux en 1766. Alors, les récalcitrants changèrent d’avis pour aboutir à la reconnaissance en 1768 de leur redevance et à l’engagement de payer trente années d’arrérages. La rente ne représentait qu’environ un quintal de seigle par an, mais on avait tenté d’y échapper. Nous ne savons rien de l’origine de la rente, mais elle revêtait le caractère de bien d’Église, et de ce fait elle était inaliénable et imprescriptible.

Les rentes foncières étaient souvent perpétuelles. Le temps était figé dans l’esprit des gens des anciens siècles, n’emportant pas de notion de mouvement, voire de progrès. Alors ces rentes pouvaient venir de très loin, ayant chacune leur histoire. L’exemple du testament de Louise Begaud, sœur de Jean Begaud, seigneur de la Chapelle Begouin au milieu du 16e siècle, peut illustrer cette réalité. Elle habitait dans la maison seigneuriale de la Chapelle Begouin, et le 27 août 1540, elle fait signer son testament par un notaire (11). Après avoir demandé d’être enterrée dans l’église de la Chapelle Begouin aux côtés de ses père et mère, elle fait des dons au curé de Chauché. D’abord une rente annuelle et perpétuelle de 15 sols pour dire une grand’messe à chaque fête de la visitation de la Vierge Marie (2 juillet) dans l’église de la Chapelle Begouin. Elle lègue aussi une rente de 10 sols et un boisseau de seigle au même curé et à ses successeurs, pour dire à titre perpétuel, dans la même église, une messe de requiem à son intention chaque année aux vigiles de mars. On sait que toutes ces rentes n’ont pas été perpétuelles dans la réalité, mais on en a vu aussi de très anciennes exister encore au milieu du 18e siècle. On constate avec ce testament, à la fois que le seul clergé en exercice est celui du bourg de Chauché, mais que grâce à lui, on pratique toujours le culte dans la chapelle du bourg de la Chapelle Begouin.

Avec la rente de la Boninière perçue en 1768, la notion de paroisse prend de l’épaisseur, puisqu’on constate l’existence d’une fabrique chargée de gérer son temporel, comme l’on sait. Normalement, le fabriqueur était désigné par l’assemblée des habitants de la paroisse dans la région, ce qu’on hésite à croire s’agissant d’une paroisse sans existence reconnue par l’évêque du diocèse. Or s’il est une caractéristique propre à la religion catholique, c’est bien la force de son organisation, de sa structure et de sa hiérarchie. On n’adhère pas à cette religion en s’organisant à sa guise dans les territoires, qui plus est dans des structures officielles comme les paroisses, ayant un rôle dans le fonctionnement de l’État monarchique, comme nous l’avons déjà vu. Il nous paraît ainsi que la notion de fabrique avait aussi peu de consistance officielle que celle de paroisse à la Chapelle Begouin, et pourtant elle a existé dans certains documents. Il y a donc bien une énigme à propos de cette paroisse de la Chapelle, probablement liée aux conditions de son remplacement par la paroisse de Chauché dans les temps anciens du Moyen Âge.

En 1766, le fermier de Languiller n’avait qu’un seul patron, aussi propriétaire de la Rabatelière et de la Chapelle Begouin, M. de Montaudouin. Ce fermier était Pierre Cailleteau (1739-1784), le père du futur maire de Chauché à partir de 1799, Jean Marie Cailleteau, évoqué dans mon livre, Les châtelains de Linières à St André Goule d’Oie, le poète amateur sur son registre d’état-civil, qui a divorcé en mairie M. et Mme de Lespinay de Linières. Pierre Cailleteau, était né à la Chapelle et son père, Nicolas, avait été aussi fermier du château de Languiller (12). Sa position professionnelle, son attachement à l’église de la Chapelle, sa connaissance des droits attachés aux seigneuries et à l’église, sont sans doute à l’origine de son initiative de faire reprendre le versement de la rente due sur le village de la Boninière. On peut aussi aisément supposer que le besoin d’entretien de cette église exigeait de la rigueur dans la gestion des ressources possibles.

En plus des propriétaires de la Boninière, on a découvert qu’au village du Pin, le seigneur de Languiller a créé une rente de 2 boisseaux de seigle par an pour la fabrique de la Chapelle de Chauché. Surtout il l’a fait au début du 18e siècle, après avoir acheté et repris les droits seigneuriaux sur le village, vendus par un lointain prédécesseur un siècle et demi auparavant. Ce faisant cette création n’a rien coûté aux habitants du Pin. À la place, il a supprimé la part du prieur de Saint-André-Goule-d’Oie et celle du temple de Mauléon dans le prélèvement des récoltes au titre du droit de terrage. . Le temple de Mauléon était un lieu-dit où se trouvait une commanderie d’hospitaliers appartenant à l’ordre de MalteVoilà bien qui confirme la place toujours vivante de la Chapelle Begouin un siècle seulement avant sa disparition (13).

Et puis on découvre aussi une rente de 4 boisseaux de froment prélevée en 1740 sur le fief des Vrignières à Chauché, près du bourg, au profit de la fabrique de la Chapelle de Chauché (14). On la voit apparaître pour la première fois en 1726 (15), et c’est une initiative de Charles Chitton qui avait récupéré la suzeraineté sur les Vrignières dans une transaction en 1720 (16) entre lui et le seigneur de la Rabatelière, lequel la possédait auparavant.

La démolition controversée de l’église au village de la Chapelle en 1792


Vint la Révolution française et la mise en place d’un nouvel ordre politique. L’assemblée constituante créa ex nihilo les départements pour remplacer les anciennes provinces ayant chacune un statut propre. Puis elle créa les communes, avec l’aide des directoires des départements. Ceux-ci ont parfois regroupé plusieurs paroisses pour définir les limites des communes à créer. À Chauché et les environs, les communes reprirent les limites des paroisses existantes. Puis avec la constitution civile du clergé, on décida que chaque département aurait son évêché et chaque commune aurait sa paroisse, sauf dans les grandes villes avec plusieurs paroisses. Cette présentation chronologique des évènements est essentielle pour comprendre pourquoi l’énigmatique paroisse de la Chapelle n’avait plus sa place dans la nouvelle organisation. Les mystères et ambiguïtés laissés par l’Histoire devaient disparaître dans la logique du monde nouveau en création !

Sauf qu’il y a des hommes, compliqués par essence, derrière cette rationalité des principes et des lois nouvelles. Les républicains de Chauché s’opposèrent aux « catholiques romains » attachés à leur chapelle Begouin. Ils décidèrent de sa démolition. Peut-être aurait-elle subi le même sort, sans eux, que la chapelle de Fondion à Saint-André-Goule-d’Oie, laissée en ruines par les prieurs de Saint-André au cours du 18e siècle, chargés de l’entretenir pourtant et disposant de revenus pour le faire. Sans insister sur le sort de la chapelle de l’Oiselière à Saint-Fulgent, dont l’évêché lui-même décida de sa démolition à la même époque. De plus les républicains de Chauché bénéficiaient de la compréhension du clergé local, qui prêta serment à la constitution civile du clergé. Le curé fut élu par les révolutionnaires du district de Montaigu à sa cure, où il avait été nommé autrefois par l’évêque. Mais il préféra démissionner pour prendre une autre cure proche de Nantes. Le vicaire, Pierre Charbonnel, fut élu pour le remplacer.

 Dans le registre paroissial de Chauché il écrit en 1792 : « Dans le mois de septembre mil sept cent quatre-vingt-douze, l'on a démoli la chapelle Begouin, située au village de la Chapelle, en cette paroisse ; l'on dit que c'était autrefois l'église paroissiale de Chauché. Pierre Charbonnel curé de Chauché » Considéré comme intrus, sa cure de Chauché fut pillée par les insurgés vendéens qui l’emmenèrent comme prisonnier. Puis il fut libéré lui aussi par le fameux geste de Bonchamps à Saint-Florent-le-Viel en octobre 1793 : « grâce aux prisonniers ! ».

En signant « curé de Chauché », le mot « curé » a été rayé ensuite, pour inscrire en dessous le mot « intrus », lui aussi rayé. À côté est écrit : « Note : cette démolition fut demandée par le parti républicain de la paroisse au district de Montaigu qui l’accorda au grand regret des catholiques romains »

Une fois la chapelle Begouin démolie, restaient les décombres et l’enclos du cimetière, le tout à vendre comme tous les biens d’Église. Le 26 mars 1798, le notaire Jean Gabriel Marceteau en a réalisé une estimation (17). Il était accompagné ce jour-là sur les lieux de Louis Merlet, commissaire du directoire exécutif près l’administration municipale du canton de Saint-Fulgent. Voici dans son procès-verbal d’estimation comment le notaire décrit les biens à vendre : « L’emplacement de cette chapelle, compris le plan d’entrée, contient quatre-vingt-dix pieds de long sur vingt-huit de large dans lequel sont les pierres et décombres de ladite chapelle, sont sur l’emplacement, lequel confronte du levant et nord à la citoyenne Merlet, du midi au citoyen Basty et du couchant au chemin de Chauché à la Limouzinière.
Plus l’ancien champ du Repos du vieux cimetière de ladite chapelle situé près ledit village de la Chapelle commune Chauché, contenant une boisselée en triangle, joignant du levant à un taillis de la citoyenne Merlet, du midi au chemin de la Chapelle au moulin, du couchant audit chemin de la Limouzinière. » Nous n’avons pas établi de lien entre la propriétaire à la Chapelle nommée Merlet et son homonyme Louis Merlet de Saint-Fulgent. La surface de la parcelle de l’église faisait 380 m2. Le chemin descendant au milieu du village du moulin dit « de la Chapelle », près de la Borelière, est ici bien indiqué, passant le long du cimetière. Ce dernier ne nécessita pas, semble-t-il, de déplacements de sépultures au moment de la vente. Il est appelé « champ du repos » suivant la nouvelle expression à la mode chez les révolutionnaires au moment de la Terreur, pour remplacer le mot cimetière, trop catholique à leur goût. La mort était devenue pour eux « un sommeil éternel » (18).

Les deux petits terrains sont estimés à 100 F en capital, les décombres à récupérer : 180 F, et les vingt pieds de chêne futaie dans l’ancien cimetière : 80 F. Ce qui fait un total de 360 F, valeur 1790 suivant l’ordre de mission reçu.

La vente par adjudication eut lieu le 21 mai 1798 (19) à Fontenay-le-Comte. On ouvrit l’enchère aux ¾ du prix estimé comme d’habitude. Au final l’enchère fut remportée par François Bossard demeurant à Villeneuve commune de Chauché (près du Bourg), pour 1 600 F. Malgré une multiplication de l’enchère par 4.4, le prix restait très en deçà de l’inflation des prix connue entre 1790 et 1798, constituant un enrichissement pour l’acquéreur, dû-t-il emprunter pour cela. Plus tard, Joseph Guyet, propriétaire de Linières, lui prêta d’ailleurs de l’argent. Les enfants Bossard vendront à la châtelaine de la Rabatelière, Thérèse de Martel, le 21 décembre 1826, l’emplacement de la chapelle avec ses décombres pour 240 francs (20).

Thérèse de Martel avait hérité de la borderie et de la métairie de la Chapelle, plus leurs bestiaux pour une valeur de 826 F, dans le partage du 27 germinal an 5 (16-4-1797), de la succession de Bonne Montaudouin, sa tante restée célibataire. Cette succession avait été incluse avec huit autres successions des familles alliées Montaudouin et du Plessis, comprenant des émigrés parmi les héritiers. Les biens de ces derniers étant confisqués, il y eut un partage entre la République et les autres héritiers résidant en France, réalisé en avril 1797 par l’administration du département d’Ille-et-Vilaine (résidence des émigrés). Le lot échu à Thérèse de Martel incluait la Chapelle en Vendée, et les métairies de l’Isle Gaudin à Sainte-Croix-de-Machecoul, de la Bauge à Saint-Hilaire-de-Chalon, plus la terre de la Basseville, ces trois drniers objets en Loire-Atlantique (21).

S’il est un fait qui se dégage avec force de l’histoire de la paroisse de la Chapelle de Chauché et de sa chapelle Begouin, c’est bien l’attachement dont elles ont été l’objet pendant une si longue période. Ne saura-t-on jamais à quel point la démolition de la chapelle a constitué pour certains habitants, une de ces blessures permettant de comprendre la révolte vendéenne en mars 1793 ?

Cette interrogation est renforcée par notre dernière découverte : un mandat et une procuration du 2 février 1792 donnés par 39 propriétaires de la Chapelle de Chauché à Jacques Guesdon et Jean Marchand, pour participer à l’enchère de la mise en vente de l’église de la Chapelle, le 3 février 1792 au district de Montaigu (22). Ainsi, le curé Charbonnel ne dit pas tout dans sa courte mention de la destruction de la chapelle, et on comprend mieux que cette mention ait subie des ratures, révélatrices d’un conflit dans la commune à son sujet.

Plessis-le-Tiers
À lire les noms, professions et demeures des mandants, on relève des personnes demeurant sur la paroisse de la Chapelle de Chauché, même éloignées de sa vie paroissiale comme Jean Herbreteau qui habitait Linières. Seulement deux d’entre eux n’habitent pas à Chauché, mais à Saint-André : Jacques Guesdon et Jean Marchand. Ils demeurent au village du Plessis-le-Tiers, et on soupçonne qu’ils devaient posséder des terres sur la paroisse de Chauché, comme ils possédaient aussi une petite borderie à la Porcelière. Mais d’autres habitent ailleurs à Chauché. On trouve ainsi la veuve du fermier de Languiller, Anne Roy, aussi mère de Pierre Cailleteau, le futur maire républicain de Chauché. Elle habite alors le bourg de Chauché, comme d’autres personnes citées : François Le Loup chirurgien, Pierre Deniau menuisier, Alexandre Auvinet armurier, François Renoleau tisserand, Claude Tournerie et François Eriau, tous les deux maréchals, et Mathurin Forestier (aubergiste). D’autres habitent dans des villages de Chauché en dehors des limites de la paroisse de la Chapelle.

Ils sont tous attachés à l’église de la Chapelle et donnent mandat à deux des leurs pour aller le 3 février à Montaigu participer aux enchères de la mise en vente de l’église, « jusqu’à la somme de 3000 livres ou environ ». Ce n’est pas une promesse de don à la légère. Ils s’engagent dans un acte notarié signé au bourg de la Rabatelière, promettant aussi d’y engager leurs biens.

Leur démarche décrite par les notaires est intéressante à citer : « lesquels ci-dessus nommés ont déclaré, qu’ayant appris qu’il devait se vendre demain trois du présent mois par messieurs composant le directoire du district de Montaigu la Chapelle de Chauché avec les deux petits cimetières en dépendant, ils se seraient réunis et concertés ensemble pour en faire l’acquisition commune, étant tous d’un même avis et consentement à cet égard… ».  Nous sommes en février 1792, et on ne sait pas ce qui s’est passé à Montaigu, seulement que l’église a été démolie au mois de septembre suivant.

Avec cette liste de noms on a une idée des personnes faisant partie des "catholiques romains". L’adjectif employé souligne qu’avec l’obligation nouvelle des prêtres de prêter serment à la constitution civile du clergé, les autorités, qui deviendront républicaines dans quelques mois, obligeaient les catholiques à se couper du pape, c’est-à-dire à devenir schismatiques. Parmi elles il est intéressant de noter le nom de « François Bossard fermier demeurant audit lieu de la Chapelle ». C’est lui qui acheta les décombres de la Chapelle six ans plus tard. On ne saura pas ce qu’il voulait en faire, puisque nous savons que ses enfants revendront l’emplacement en l’état à la châtelaine de la Rabatelière. Il avait été élu commandant de la garde nationale de Chauché en 1790 et subit de ce fait à la fin de cette année des agressions verbales d’un certain Jacques Cauneau, de Chauché, motivées par son engagement politique (23). Le même commandant de la garde nationale à Saint-André fut un royaliste engagé, et cette agression à Chauché révèle un engagement à la fin de 1790 en faveur de la Révolution. Cet engagement politique de François Bossard se confirma en 1799 quand il devint président de la municipalité cantonale de Saint-Fulgent.

Quant à Jacques Guesdon et Jean Marchand, qui ont dû se rendre au district de Montaigu, il nous faut rappeler la triste fin de Jacques Guesdon et de Jean Marchand. Ils étaient beaux-frères. Pour Jean Marchand nous savons qu’il fut tué par des habitants de Saint-André au tout début de la guerre de Vendée en mars 1793, le même jour que le maire de la commune, un nommé Guesdon. Ils reprochaient à ce dernier d’avoir dressé la liste des conscrits de la commune qui allaient être tirés au sort pour être enrôlés comme soldats. C’était une obligation du maire, indépendante de ses opinions politiques. On ne connaît pas ce Guesdon maire, mais avec cet acte notarié du 2 février 1792 concernant la Chapelle Begouin, on découvre un indice sérieux qu’il s’agit du Jacques Guesdon cité dans cet acte. Reste à trouver la preuve désormais.

Dans le tableau des maisons incendiées pendant les troubles de la Vendée dans la commune de Chauché, établit par le maire de Chauché en 1809, on relève la maison de Jude Piveteau, incendiée en 1793 à la Chapelle, et valant à l’époque 11000 F. Il l’a entièrement reconstruite après les troubles (24).   
En 1851 Pierre Louis Cailleteau est conseiller municipal de Chauché. Il a saisi le curé de Chauché de son projet de construire une petite chapelle au village de la Chapelle, dédiée à Marie. Il veut rappeler le souvenir de l’ancienne église démolie. Il en financera la construction, et en fera don à la fabrique de Chauché avec une rente perpétuelle de 30 F pour les frais d’entretien. Il a des biens et pas de descendance. Il décédera le 23 mars 1852 à La Limouzinière de Chauché. Ancien adjudant, puis capitaine dans l’armée de Charette, il combattit aux Cent Jours, et fut percepteur des communes de Chauché, la Rabatelière et la Copechagnière. En récompense de son engagement il reçut un fusil d’honneur sous le régime de la restauration monarchique (25). Son frère, Jean-Marie Cailleteau, a été maire d’obédience républicaine puis orléaniste, apparemment d’opinions politiques fermes mais avec un comportement pacifique. Il s’oppose au projet, qui d’ailleurs n’aura pas de suite. C’est que le curé est contrarié, lui qui doit orienter en ces années 1850 les dons des fidèles vers le financement de la construction d’une école des filles, suivant les consignes de l’évêché de Luçon (26). Lui non plus n'est pas favorable au projet. 


(1) J. P. Guitton, La sociabilité villageoise dans la France d’Ancien Régime, Hachette (1979), page 22.
(2) Abbé Aillery, Chroniques paroissiales de Chauché (1892), page 342.
(3) Archives nationales, chartrier de Thouars : 1 AP/1136, aveu des Essarts du 13-5-1677, pages 2 et 3.
(4) Archives nationales, chartrier de Thouars : 1 AP/1181, aveu du 1-6-1598 de la Jarrie, Raslière et Merlatière, page 9.
(5) Aveu en 1343 de Jean de Thouars à Montaigu (roi de France) pour des domaines à Saint-André, no 389, Archives Amblard de Guerry : classeur d’aveux copiés au Archives Nationales.
(6) Archives de Vendée, Chartrier de la Rabatelière : 150 J, Milonière en Chauché : F 34, titre de propriété de la Girardière avec un additif de 1689 du curé de la paroisse de la Chapelle de Chauché.
(7) Communication du 1-1-1726 de Chevalier à Bourot de 10 pièces du procès, Archives de Vendée, chartrier de la Rabatelière : 150 J/C 18, page 11.
(8) Mémoire de la Société de Statistique du département des Deux-Sèvres 1870 série 2 tome 10 page 249.
(9) Correspondance de T. Heckmann en 2010, directeur des Archives départementales de la Vendée.
(10) Archives de Vendée, notaires de Saint-Fulgent, Frappier : 3 E 30/5, reconnaissance d’une rente foncière perpétuelle due solidairement à la fabrique de la Chapelle Begouin de Chauché, par toutes les personnes exploitant une terre au village et tènement de la Boninière, le 26 décembre 1768.
(11) 150 J/C 71, testament du 27-8-1540 de Louise Begaud.
(12) Correspondance de J. Gris en 2014.
(13) 150 J/G 56, déclaration roturière du 2-9-1740 de François Mandin pour domaines au Pin.
(14) Déclaration roturière du 16-5-1740 de Pierre Robin à Languiller pour les Vrignières, Archives de Vendée, chartrier de la Rabatelière : 150 J/C 50.
(15) Déclaration roturière du 12-2-1726 de J. Auvinet pour les Vrignières, Archives de Vendée, chartrier de la Rabatelière : 150 J/C 51.
(16) Transaction du 1-9-1720 entre Chitton et Bruneau, Archives de Vendée, chartrier de la Rabatelière : 150 J/G 49. 
(17) Archives de Vendée, sommier des estimations de domaines nationaux faites dans le canton de Saint-Fulgent an IV – an VI, la chapelle Begouin : 1 Q 218 no 181.
(18) Claude Quétel, Crois ou meurt, histoire incorrecte de la Révolution française, Perrin, 2019, page 312.
(19) Archives de Vendée, vente de biens nationaux, emplacement de l’église de la Chapelle Begouin du 2 prairial an 6 : 1 Q 263 no 1188.
(20) 150 J/ C 85, vente du 21-12-1826 de l’emplacement avec ses décombres de l’église de la Chapelle Begouin, par les enfants de François Bossard et de Marie Roy, à Thérèse Montaudouin, châtelaine de la Rabatelière demeurant no 6 place Louis XVI à Nantes.
(21) Archives de la Vendée, domaines nationaux : 1 Q 342, no 117, partages Montaudouin/Duplessis et République de 1796 et 1797.
(22) Archives de la Vendée, notaires de Saint-Fulgent, étude Chateigner : 3 E 30/125, mandat du 2-2-1792 pour participer à l’enchère de la mise en vente de la Chapelle de Chauché.
(23) Affaire François Bossard/Jacques Cauneau, jugement du tribunal du district de la Roche-sur-Yon en 1791, Archives de la Vendée : L 1771.
(24) Archives de la Vendée, destructions immobilières pendant la guerre de Vendée : 1 M 392, commune de Chauché.
(25) P. Gréau, Les armes de récompense aux vétérans des armées de l’Ouest, La Chouette de Vendée, 2019, page 113 et 175.
(26) Lettre du 7-3-1851 de M. Libaudière, curé de Chauché, à l’évêque : AD85 – AHD Luçon – SM64/2-2, vues 24 à 26.

Annexe : Les propriétaires et habitants de la Boninière de Saint-André-Goule-d’Oie en 1768 :
« Par devant nous, notaires royaux de la sénéchaussée de Poitiers soussignés, ont comparu en leurs personnes, établis en droit et dûment soumis :

-        maître Mathurin Roy, demeurant à la Loge, paroisse de Mesnard ci-devant Barotière,
-        Jean Chaigneau, bordier demeurant à la Boninière,
-        André Millasseau aussi bordier, Jacques ou Jean Richard, Pierre Charrier, journalier, Mathurin Faupier, André Fonteneau, journaliers demeurant à la Bourolière,
-        André Fonteneau demeurant à la Morelière,
-     Étienne Blandin, bordier demeurant à la Porcelière,
-        François Mandin demeurant à la Forêt,
-        Jean Charpentier, Jacques Chastry, journalier, Marguerite Chastry veuve André Robin demeurant à la Bergeonnière,
-        Pierre Rondeau aussi journalier demeurant à la Jaumarière, Jean Michaud, bordier demeurant au même lieu,
-        Nicolas You demeurant à la Gandouinière,
-        Jean Chaigneau, François Moreau, Louis Rochereau aussi bordier, Jean Rochereau laboureur, Pierre Chaigneau aussi bordier, Louis Micheleau tailleur d’habits, André Boudaud bordier, Pierre Marchand, journalier, Jeanne Robin veuve Jean ou Jacques Braud, demeurant les derniers au village de la Boninière,
-        Pierre Piveteau demeurant à Villeneuve,
-        André Chatry demeurant à la Guérinière, les deux derniers de la paroisse de Chauché et les autres du bourg et paroisse de Saint-André-Gouldois,
-        François Crépeau, marchand demeurant à la Haute Clavelière, [] Piveteau laboureur, Jacques Cougnon bordier, Jean Badreau, meunier demeurant à la Basse Clavelière,
-        Augustin Martin, bordier demeurant à la Chaunière, paroisse de Saint-Fulgent,
-        Marie Millasseau demeurant au bourg de Saint-Fulgent,
les tous teneurs, exploiteurs et détenteurs du village et tènement de la Boninière, susdite paroisse de Saint-André de Gouldois, faisant et contractant tant pour eux que pour les autres teneurs dudit village et tènement (1),
lesquels en cette qualité ont reconnu et confessé, reconnaissent et confessent de bonne foi qu’il est bien et légitimement dû sur et à cause dudit lieu, village et tènement de la Boninière, à la fabrique de la Chapelle Begouin de Chauché, par chacun an et en chacun terme, jour et fête de Notre Dame en août, la rente foncière, annuelle et perpétuelle de six boisseaux de blé seigle, mesure réduite des Essarts, requérable sur ledit lieu de la Boninière … »

(1) Effectivement cette liste n’est pas complète. Il y manque en particulier Louis François, un frère de mon ancêtre, cité en 1782 dans une déclaration roturière des teneurs de la Bergeonnière.

Emmanuel François, tous droits réservés
Janvier 2010, et repris en décembre 2014 et complété en juin 2023

POUR REVENIR AU SOMMAIRE



Emma Duval veuve Chasseriau

Emma Pineu Duval, épouse de Guyet-Desfontaines, le propriétaire de Linières de 1830 à 1857, survécut à son mari jusqu’en 1868. Devenue veuve, elle ne géra pas le domaine, mais confia cette tâche à un cousin de son mari sur place, Eugène Narcisse de Grandcourt, qui habitait Saint-Fulgent (1). Les habitants de Linières l’ont peu vue, elle est restée à Paris où elle y mena une brillante existence. Son salon fut renommé en raison de sa personnalité et par la réputation des artistes qui le fréquentaient. Sa vie mérite d’être racontée à part de celle de son mari, tellement elle est riche, même si le procédé est parfois gênant, s’agissant du couple unit qu’elle forma avec lui et de la famille très soudée qui se constitua autour d’eux avec son frère Amaury-Duval, sa fille Isaure Chassériau et son petit-fils Marcel de Brayer.
Nous évoquerons ici son milieu d’origine et son mariage avec son premier mari, Adolphe Chassériau.

Ses origines familiales


Antigone Sophie Emma Pineu Duval est née le 15 août 1799 aux Ternes, faisant alors partie de la banlieue de Paris. Ses parents étaient deux provinciaux qui s’étaient rencontrés dans la capitale.

Amaury Duval père
(musée des Beaux-arts de Rennes)
Son père, Charles Alexandre Amaury Pineu-Duval (1760-1838) était un breton, né le 28 janvier 1760 à Rennes (paroisse de Saint-Germain), fils de Alexandre René Pineu, sieur Duval, et de Anne Doré son épouse. Sa famille était reconnue à Rennes, au point que Chateaubriand la cite dans sa correspondance. Le père d’Emma y a fait ses études et, à la suite de son père, il commença à l’âge de 19 ans une carrière d’avocat au parlement de Bretagne. À l’âge de 25 ans il vint à Paris pour entrer au ministère des Affaires Étrangères. Son premier poste l’envoie à Naples, comme secrétaire de l’ambassadeur Louis Marie Anne, baron de Talleyrand-Périgord, oncle du célèbre Talleyrand plus tard ministre des affaires étrangères. Après la démission de l’ambassadeur, refusant de servir la nouvelle République française, Amaury Duval est nommé secrétaire auprès de l’ambassadeur à Rome, Nicolas-Jean Hugou de Basseville. Révolutionnaire convaincu, celui-ci s’attire des haines féroces dans la ville éternelle et il y est assassiné le 14 janvier 1793. Dans ses Souvenirs, Amaury-Duval écrit en évoquant son père (2) : « Il assista à l'assassinat de ce diplomate dans l'émeute de 1793, n'échappa lui-même que par miracle à la populace soulevée contre les Français, et, étant enfin rentré en France, le gouvernement républicain l'envoya rejoindre à Gênes la légation qui avait l'île de Malte pour destination, mais que le grand maître refusa de recevoir. Ce dernier contretemps décida mon père à quitter la carrière diplomatique. » Il préféra en effet démissionner en 1794 pour entrer au ministère de l’Instruction publique à Paris, puis au ministère de l’Intérieur : directeur des Beaux-arts. Ce poste élevé dans la hiérarchie du ministère, ne l’empêcha pas de continuer d’écrire de nombreux articles pour la Décade philosophique (favorable aux idées de la Révolution), où il y tint les rubriques de politique étrangère et des beaux-arts. Cette revue, un recueil périodique publié de 1794 à 1807, qu’il contribua à fonder avec Jean Baptiste Say, porta le titre de Décade philosophique, parce qu'elle paraissait tous les 10 jours. Elle devint la Revue philosophique, littéraire et politique en 1804 et fusionna en 1807 avec le Mercure de France, le journal de Chateaubriand, à l’instigation de Fouché. Amaury Pineu Duval partagea beaucoup d’idées nouvelles des républicains et servit loyalement Napoléon.

Indiquons tout de suite qu’il se faisait appeler plus simplement Amaury Duval, ce qui entraîne des confusions dans les recherches avec son fils, le peintre Amaury-Duval. Ses productions littéraires, en dehors des articles aux revues, sont des annotations à des ouvrages anciens ou nouveaux, pour l’essentiel portant sur des sujets d’histoire et de littérature.

M. Duval acquit en deux fois deux pavillons à Montrouge, avec jardin, situés ensemble dans un espace de 13 670 m2, bordant le Grande Rue du village. La première acquisition est datée du 30 juillet 1800, moyennant 2 400 F payés comptant, et une rente viagère annuelle de 1 200 F, qui sera éteinte en 1823. La deuxième acquisition est datée du 10 février 1806 moyennant 3 000 F payés comptant. Néanmoins les papiers conservés ne permettent pas une reconstitution fiable de ces acquisitions, car la valeur de ces biens parait supérieure aux montants de ces deux achats que nous venons de mentionner (3).

En 1811, ayant remporté trois prix consécutifs à l'Académie des inscriptions et belles lettres, il fut élu membre de cette classe de l'Institut. Plus tard il fut élu secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles lettres. Il a collaboré aussi à l'Histoire littéraire de la France, ouvrage commencé par des religieux bénédictins de la congrégation de Saint-Maur et continué par des membres de l'Institut, paru en 32 volumes entre 1833 et 1898. Il travailla avec Daunou (4) sur les tomes XV à XIX.

En 1815, il fut mis à la retraite, alors qu’il n’avait que 55 ans. Ses opinions politiques ont dû probablement compter dans cette décision du nouveau ministre nommé par Louis XVIII, après la chute de Napoléon, au moment de la Restauration monarchique.

La mère d’Emma était originaire du Bourbonnais, de Cusset (Allier) précisément. Fille d’un médecin, elle s’appelait Jacqueline Rose Tardy (1774-1823). Si son mari était un lettré et écrivain lui-même, elle était plus artiste et s’adonna à la peinture avant d’être accaparée par ses tâches de maîtresse de maison et de mère. Elle fut quand même élève du peintre Girodet, ce qui n’est pas rien (5).

J. B. Isabey : dessin de Sophie Gay
Elle était amie de Sophie Gay, qui était marraine d'Emma (6). Mme Gay était née Nichault de la Vallette et avait épousé Sigismond Gay, seigneur de Lupigny en Savoie. Elle avait un salon où se retrouvaient les « débris du Directoire », suivant l’expression peu charitable d’une partisane des Bourbons, faisant allusion aux hommes politiques favorables à la Révolution et à Bonaparte (7). Mais on y rencontrait aussi des artistes comme Litz, Berlioz, Lamartine, Balzac, Alphonse Karr, Eugène Sue, etc. On y chantait, on y disait des vers, on y jouait la comédie et on y racontait, comme sous l’empire, des histoires de revenants (8). Sa fille Delphine devint une journaliste et écrivaine célèbre sous le nom de Charles de Launay. Elle épousa Émile de Girardin, propriétaire de journaux et journaliste influent, de tendance libérale.

Jeune fille, Emma noua des relations avec des amis de ses parents, de sa mère notamment, qu’elle conservera toujours. Ce fut le cas des Lesourd en particulier. Adolphe Lesourd, qui fut sous-préfet de Sceaux et directeur de l'octroi de Paris, s’était marié avec Adélaïde Louise de Sylvestre. Le père de celle-ci était membre de l’Institut comme Amaury Duval.

Une tante d’Emma, Roberte Duval, née en 1761, s’était mariée en 1785 avec Jean Guezou. Leur fille Adélaïde (1798-1876) s’est mariée avec Bénigne de Marcilly (1786-1850). Leur petit-fils Eugène de Marcilly (1822-1889) deviendra plus tard propriétaire de Linières en héritant de son cousin au 5e degré, Amaury-Duval.

Une autre tante d’Emma, Félicité Tardy, s’était mariée avec Isidore Guyet, un cousin du père de Marcellin Guyet-Desfontaines, dont le père était originaire de Saint-Fulgent. De ce fait, Isidore Guyet devint en plus son oncle par alliance.

Deux autres oncles d’Emma ont compté dans sa vie, frères de son père et ayant une place éminente dans le monde des arts.
Alexandre Pineu Duval

Alexandre Pineu-Duval (1767-1842) d’abord. Il fut matelot, architecte, soldat, comédien, poète comique, directeur du théâtre Louvois de 1810 à 1815 et administrateur de la Bibliothèque de l'Arsenal. Ce fut un auteur fécond et populaire, qui a laissé une soixantaine de pièces de théâtre, comédies (certaines furent censurées), drames, opéras comiques. Il entra à l’Académie française en 1812. Sa fille Jenny-Malvina Duval épousa l'architecte Mazois. Son autre fille, Adèle, épousa un officier d'état-major, M. Clément, et ils eurent pour fille unique madame Victor Regnault, femme d’un chimiste célèbre, professeur au collège de France et directeur de la manufacture de Sèvres.

Le deuxième frère d’Amaury Duval, Henri (1770-1847), est entré en 1802 au Bureau des théâtres, dépendant du Bureau des Beaux-arts du ministère de l’Intérieur, que dirigeait son frère Amaury. Il écrivit une Histoire de France sous le règne de Charles VI (1842). Il se maria le 30 septembre 1805 avec Sabine Houdon, née le 6 mars 1787, fille du grand sculpteur Houdon.

On le voit, Emma Duval, née dans un milieu bourgeois sans grande fortune, a grandi dans un milieu favorisé par le talent. À ce propos, Jules Janin (9) a écrit ces lignes tout à fait justes sur Emma qui fut « une de ces personnes bien nées, bien élevées, au milieu des lettres et des beaux-arts, … où écrire est dans son esprit, dans son sang ; chez elle, celui qui n'écrit pas, dessine (allusion à son frère Amaury-Duval) ; à défaut de peintre, on aurait un musicien. Ces talents primesautiers sont le produit d'une vie heureuse, au milieu des beaux paysages en été, entre quatre murailles chargées de chefs-d’œuvre en hiver. » (10)

Emma est la fille aînée de la famille. Vint ensuite une autre fille, Laure née en 1802, puis un fils : Amaury, né en 1808. Laure mourut à l’âge de 14 ans. « Le chagrin de cette perte abrégea les jours de notre mère. », a écrit Amaury-Duval à la fin de sa vie (11). Jacqueline Duval en effet est morte le 29 octobre 1823, à l’âge de 49 ans.

Son premier mari Adolphe Chassériau 


C’est à 18 ans qu’Emma épousa Adolphe Chassériau, le 27 mai 1817 (12). Le contrat de mariage prévoyait une communauté de biens entre les époux. Son père lui constitua alors une dot de 20 000 F, dont 8 000 F en un trousseau remis au moment du mariage, et 12 000 F en argent stipulés payables 5 ans après. Cette dernière somme de 12 000 F étant prise sur la succession de sa mère, Jacqueline Tardy, épouse Duval (13).

Adolphe Chassériau était un militaire, né en 1793 à Lyon, que son oncle, Frédéric Chassériau (1774-1815), chef d'état-major du général Belliard (ce dernier né à Fontenay-le-Comte en 1769), avait aidé à ses débuts dans la carrière. L’oncle fut tué à Waterloo, mais Adolphe Chassériau en sortit indemne. Après cette défaite, celui-ci quitta l’armée. Il se lança ensuite dans une librairie d’ouvrages d’occasion, Le Dépôt Bibliographique, située rue Neuve des Petits Champs à Paris. Pour mieux le situer avec ses parents, nous reproduisons un extrait de L’histoire de la famille Chassériau, écrite par une cousine, Louise Swanton Belloc  (14). Elle évoque d’abord le père d’Adolphe, Jean : « ayant fait ses études à Paris, et s’étant distingué dans la composition de l’ornement et des fleurs, il avait été attaché comme dessinateur aux Manufactures Royales de Lyon, où se fabriquaient les riches étoffes de la Cour. Il avait un véritable talent. J’ai vu, dans mon enfance, un bouquet printanier composé de lilas, de narcisses, de roses et de violettes, tissé d’après ses dessins dans les plus brillantes soies et … de la façon la plus harmonieuse, sur fond incarnat. Ce devait être un écran destiné à la Reine. Confisqué par la Commune révolutionnaire, il avait été racheté et envoyé à ma mère. J’ignore ce qu’il est devenu.
Rose Bertin
Mon oncle Jean avait épousé une nièce de la célèbre mademoiselle Bertin, marchande de mode de Marie-Antoinette et admise par elle à une familiarité qu’on a souvent reproché à la pauvre Reine. Cependant, elle y avait conquis un cœur qui lui était resté dévoué, au point de sacrifier presque toute sa fortune à l’espoir chimérique de sauver sa noble protectrice. Elle avait tenté de corrompre le gardien du Temple, ceux de la Conciergerie, et ne se consolait pas d’avoir échoué.

Ma grand-mère, qui était d’abord opposée au mariage à cause de cette parenté avec Mademoiselle Bertin, avait fini par céder aux instances de son fils. Marié peu avant la Révolution, et ardent royaliste, il était membre du Conseil Municipal de Lyon lorsque cette ville se révolta contre le Décret de la Convention, en 1793, et ferma ses portes aux commissions extraordinaires de la République. Mon oncle avait pris part à toutes les révolutions et à tous les combats. Sa jeune femme était accouchée d’un fils, son premier enfant, pendant le siège qui fut terrible. Il touchait à sa fin. Une grande bataille, probablement décisive allait être livrée. Mon oncle, avec ses collègues du Conseil, marchait à la tête de l’armée lyonnaise. On se battit trois jours, sans trêve ni merci. Les bombes et les boulets pleuvaient dans les rues. Affolée d’inquiétude et de terreur, cette malheureuse jeune femme, qui était nourrice, prit son enfant dans ses bras et, trompant la vigilance de la garde et du domestique, elle franchit une fenêtre du rez-de-chaussée et courant jusqu’aux portes de la ville, s’informant à tous ceux qu’elle rencontrait du sort de son mari. Elle atteignit le champ de bataille et poursuivit sa recherche parmi les morts et les mourants. L’armée républicaine tira une dernière salve d’artillerie pour célébrer sa victoire et déchargea ses canons. Un boulet coupa les deux jambes de la pauvre jeune mère, qui tomba avec son nourrisson baigné dans son sang. Quelques heures après, tous deux étaient ramassés et portés à l’hôpital où elle expira, quand ses parents désespérés la découvrirent après vingt-quatre heures d’infructueuses recherches.

Mr Chassériau n’était pas mort. Blessé au bras gauche, certain de la défaite, il avait pu gagner les bords du Rhône. Là, il avisa un batelier ; et comme cet homme hésitait à le passer, il lui présenta d’une main son pistolet et de l’autre sa bourse en lui disant d’opter. Arrivé sur l’autre rive, il put se réfugier chez un ami, qui le cacha deux mois au bout desquels il gagna l’Angleterre. Il n’apprit que beaucoup plus tard la cruelle fin de sa femme. Il avait été condamné à mort, ses propriétés avaient été confisquées, ses meubles et tout ce qu’il possédait furent vendus à l’encan.
Recueilli par une tante de sa mère, son fils vivait (Adolphe). Je l’ai connu jeune homme, riche, brillant militaire, lieutenant de hussards à Waterloo, échappant aux périls de cette journée, donnant sa démission, marié à Emma Amaury Duval, fille du membre de l’Institut. » (15)

En mars 1818, Emma mit un enfant au monde, Jean Auguste Édouard. Malheureusement il mourut le 26 juillet 1818 à Montrouge (16). En 1820 naquit Isaure.

Emma continua de fréquenter les milieux artistiques à la mode chez Sophie Gay. Mais elle connut de graves soucis à cause de son mari. Celui-ci s’était lancé dans l’édition, rue des Poitevins à Paris, aidé par son beau-père. Ce dernier l’aida financièrement en se portant caution auprès des créanciers, mais aussi il lui apporta son concours d’écrivain. Après des tentatives courageuses (Montaigne, Charron, annotés par son beau-père, Helvétius, Dupuis, Histoire de l'inquisition, etc.) ou peu raisonnables (Théâtre complet des latins, par J. B. Levée et par feu l’abbé Le Monnier ; augmenté de dissertations par Amaury Duval et Alexandre Duval –1820 à 1823 – quinze volumes), l’affaire se termina mal. On en trouve encore des vestiges sur internet. Il y a à la Bibliothèque historique de Paris un "Mémoire à mes juges" d’Adolphe Chassériau, libraire, qui essaie de se défendre dans son procès, ainsi qu'un long inventaire de la saisie du dépôt bibliographique.

Après sa faillite, Adolphe Chassériau s’est enfuit en Amérique du sud, abandonnant sa femme et sa fille, pour tenter d’y faire fortune.

Au moment du décès de sa femme en 1823, M. Duval était débiteur de créances hypothécaires sur la maison de Montrouge pour un montant de 69 400 F. Une partie de ces hypothèques avait concerné M. Chassériau son gendre, mais l’état de la liquidation de ce dernier ne lui laissait espérer qu’un très faible recouvrement de la caution. Avant de mourir, le 4 mai 1828, M. Chassériau avait fait un testament en faveur de sa femme, et lui avait constitué une rente annuelle de survie de 1 200 F, mais cela ne reposait sur rien, sinon des dettes, et la jeune veuve ne put en profiter (17).

Retour chez son père


C’est alors qu’en 1824, quelques mois après le décès de sa mère, Emma, dépourvue de toute ressource, retourna avec sa fille habiter chez son père, au 15 quai Conti, où elle retrouva aussi son jeune frère Amaury-Duval (18). M. Duval touchait une pension de retraite de l’État de 3 427 F (valeur en 1838). Il dû aussi percevoir des droits d’auteur pour ses livres et ses articles publiés. Nous ne connaissons pas leurs valeurs, mais il est probable que ces derniers revenus, pas toujours réguliers, étaient bien faibles au regard de ses dettes. Emma Duval dû se préserver de la banqueroute de son mari. À cet effet, elle renonça à la communauté de biens résultant de son contrat de mariage, par acte fait au greffe du tribunal civil de 1e instance de la Seine le 27 mai 1829 (19).

Mignet

Pour vivre, elle donna des leçons de chant et des cours de piano, et vendit des sacs de fantaisie qu’elle confectionnait elle-même. La duchesse d’Orléans, future reine de France, en acheta un 100 Fr. Son histoire a peut-être inspiré Balzac dans un de ses romans de 1832, dit-on. Elle aide à réécrire le manuscrit du livre de Thiers, L’histoire de la Révolution française, pour l’éditeur (10 volumes). Le livre sera publié de 1823 à 1827. L’historien Mignet, (20), ami du père d’Emma, a fait connaître Adolphe Thiers, alors jeune journaliste, aux Duval et à Emma. Rappelons que ce dernier fut député, ministre, chef du gouvernement par deux fois sous la Monarchie de Juillet et premier président de la IIIe République. C’est un opposant aux Bourbons, comme on l’est aussi chez Amaury Duval, au moment où Emma entretient une relation d’amitié avec lui. La lettre suivante, qu’il adresse au no 15 Quai Conti à Paris, montre la confiance qui présidait à cette relation en 1817 :


Thiers

« Ma chère amie,
Je suis extrêmement touché de votre souvenir, et du langage qu’il vous inspire. Si je ne suis pas allé vous voir, c’est que je n’ai la force de rien, et que j’abandonne tous mes projets aussitôt que formés. J’en suis à la fatigue, au désenchantement, au désabusé. Il y a quinze jours de malheur que je déplore, et il me semble que des siècles se sont écoulés, tant ma tête a roulé la même idée. Je n’ai de ma vie éprouvée de telles impressions. J’ai des moments de calme, de courage, je reprends à la vie, puis tout à coup je me ressouviens d’un malheureux fait, qui est toujours là derrière moi, et je retombe dans mon abattement. J’ai alors des impatiences d’une vivacité extrême. Il me semble que je puis lutter contre la nécessité, je m’irrite comme un enfant, pour retomber bientôt après. Voilà quelles sont les tristes successions de mon état présent. 
Je ne vois d’issue à ma situation qu’un voyage, que je ne pourrai faire avant deux mois, et qui me laisse encore un espace immense à traverser. Mon amie, j’ai trente ans cette semaine ! Que de vicissitudes, que d’émotions et de douleurs. Adieu ! Je me laisse aller comme un enfant. J’ai oublié mon travail pour vous écrire, et je me suis rempli le cœur de trouble. Adieu, je vous embrasse. J’irai vous voir, et faire bavarder auprès de vous, mon imagination souffrante et malade.
Adieu. A. Thiers » (21)

Qu’un homme aussi doué et de cette envergure se confie ainsi à Emma constitue une information significative sur elle, d’autant qu’il était plutôt misogyne. Emma Guyet était une femme au caractère trempé, sachant écouter, armée de courage, qui suscita l’admiration de ses amis. À cette époque Thiers est un journaliste au Constitutionnel et à la Gazette d’Augsbourg, encore pauvre, qui travaille d’arrache-pied, mais il a déjà commencé à faire reconnaître ses immenses talents. Il est encore célibataire et ne semble pas vouloir séduire Emma, même si leur relation est marquée de beaucoup de confiance.

Le frère d’Emma raconta plus tard qu’elle se levait parfois à cinq heures du matin, en plein hiver, pour donner ses cours. Elle faisait de longues courses à pied pour économiser les dépenses de voitures.

Malgré cette peine, toujours pleine d’énergie, elle était prête à courir au théâtre le soir, pour peu qu’un ami lui envoie des billets. Sinon elle passait la soirée à la maison où des amis venaient la voir : « alors les questions d’art, si vivaces à cette époque, étaient bien vite abordées : on discutait, on se disputait, pour mieux dire, et cela sans que chacun de son côté interrompît le croquis ou l’étude commencée sur le coin de la table. Quand Thiers et Mignet venaient, la conversation prenait un tour plus grave…Pendant les conversations ou les discussions, ma sœur, qui ne pouvait rester une minute sans rien faire, travaillait à quelque ouvrage de femme, n’oubliant jamais le but qu’elle s’était imposée de nous faire vivre et de donner à sa fille une éducation pareille à celle qu’elle avait reçue. » (22)

Guerin : Charles Nodier
Elle élargit aussi le cercle de ses fréquentations et fit bientôt partie des familiers du salon de Charles Nodier (23) chez qui se réunissaient les artistes romantiques. En 1803 Nodier avait été un temps le critique de la rubrique poésie du journal La décade philosophique, fondé par Amaury Duval. En 1824, il a été nommé bibliothécaire de l’Arsenal, la bibliothèque du comte d’Artois, futur Charles X. Ce poste lui a permis de tenir un salon littéraire, le « Cénacle », et de promouvoir le romantisme. Les soirées de l’Arsenal ou les « dimanches », sont entrés dans l'histoire mythique du romantisme, à côté de la « première d'Hernani » ou des « amours de George et Alfred ».

Emma y fait la rencontre d’Alexandre Dumas (24) qui deviendra un ami proche. Une anecdote dans une biographie de l’auteur dramatique et romancier est intéressante à citer (25) : « Une sœur du peintre Amaury-Duval raconte comment une fois, retournant de l’Arsenal à pied avec Dumas qui portait son sac et son peigne ; il était une heure du matin et la jeune femme était si fatiguée qu’elle ne pouvait pas marcher vite. Soudain Dumas, levant les yeux vers une lune étonnamment brillante s’est écrié : « Ah ! Madame, quelle lune merveilleuse ! N'iriez-vous pas jusqu’à la barrière de l'Étoile ? Ne vous sentez-vous pas transportée au-delà de vous par quelque puissance invisible ? » Elle, plus terre à terre, répondit : « Je me sens si peu transportée, monsieur, qu'un fiacre aurait plus de charmes à mes yeux que toutes les lunes du monde ». Dumas fut désarçonné et ne sut pas quoi dire pendant un quart d'heure… « Il est fort romantique le Dumas ! » avait commenté Emma ensuite en racontant l’anecdote. Un peu plus tard, quand il fut devenu « l'ami familier du Quai Conti, où habitait la jeune femme, il épouvanta le classique Alexandre Duval et l’historien Mignet en déclarant catégoriquement que Racine avait ruiné le théâtre et Boileau, la poésie. »

Romancière


L’amour de la littérature n’a pas été chez elle qu’une passion d’amateur. Elle est devenue auteure elle-même en publiant un roman en 1825 : L’oncle et la nièce, dont nous reparlerons plus tard.

Avec l’accord de son père, elle reçut aussi chez elle ses amis, aidée par les Nodier, et où elle fit ses « mardis ». Les réunions évoluèrent vers plus de mondanités. L’on y chantait et dansait et l’on recevait des artistes : Sophie Gay, future Mme de Girardin (26), Alexandre Dumas, Delacroix (27), Ziégler (28), Brizeux (29), les Jal (30), etc. Emma écrit : « Nos mardis se soutiennent et ta prédiction s’est réalisée ; on a dansé ! Ponchard (31) est venu : nous avons chanté le duo du Comte Ory (32) ; puis il a chanté seul trois fois, et nous a tous ravis… »

Pendant ce temps, que faisait Adolphe Chassériau en Amérique du sud ? La seule information dont nous disposons concerne son intention d’y créer avec un associé, M. Devisme, une société qui aurait pour but le commerce de librairie et celui d’impression et « dont le siège (serait) à Carthagène ou toute autre ville de Colombie ». Mais il meurt à Caracas le 5 février 1828 (33). Des problèmes ont dû surgir après ce décès, que l’on pressent sans les connaître. Un notaire de Vienne (Isère) écrit à Emma : « Ce que vous me dîtes de la conduite de la famille m’afflige sans m’étonner. Mon père, par d’ancienne relation avec le chef de cette famille, l’avait et m’avait appris qu’il n’y avait rien, je ne dirais pas de généreux, mais de juste à espérer. » (34)

Malgré le triste sort qu’elle subit de son premier mari, Emma conserva toujours des relations avec la famille Chassériau. Tout au moins avec certain d’entre eux, car son mari eut dix-huit oncles et tantes, dont douze survécurent. Et certains ont eu une vie d’aventurier outre-mer.

Ils descendaient tous de Jean Mathurin Chassériau du Chiron (1731 ou 1733-1785), né à la Rochelle, et de Louise Morin (1737-1794). Établi à Saint Domingue et à la Guadeloupe, cet aïeul prospéra grâce au commerce triangulaire des esclaves. Sa mort subite et surtout la révolte des noirs à Saint-Domingue ont déterminé l’éclatement de la famille. Avant 1791, la famille avait deux pôles : la maison de la Rochelle et Saint-Domingue. À partir de 1791, les frères vont chercher fortune dans des directions différentes (35).

Théodore Chassériau : autoportrait
en 1835 (musée du Louvre)
Emma et son frère garderont des relations suivies avec le cousin Théodore Chassériau (1819-1856), fils de Benoît (1780-1844). Il entra à 11 ans dans l’atelier d’Ingres, où il fit la connaissance d’Amaury-Duval. Il devint un peintre célèbre de l’école romantique. Son frère aîné Frédéric (1807-1881) fut historiographe de la marine et milita contre l’esclavage.

Une autre cousine entretint jusqu’au bout une relation amicale avec Emma : Louise Swanton Belloc, l’auteur du manuscrit dont nous avons cité un extrait plus haut sur L’histoire de la famille Chassériau. Elle a toujours été homosexuelle et a vécu la plus grande partie de sa vie aux côtés de sa tendre amie Adélaïde de Montgolfier, aux côtés de laquelle elle repose. Elle est l'auteure de la première biographie de Byron, préfacée par Stendhal qui était un de ses fervents admirateurs (en vain...), et en 1859 elle avait écrit à Darwin pour lui proposer de traduire "Origins" en français. Dans la seconde partie de sa vie, Louise s'est consacrée à la littérature pour les demoiselles et les enfants. (35)

Devenir veuve à 29 ans, fut sans doute pour Emma une libération, si l’on veut bien mettre de côté certains sentiments. Elle eut ensuite beaucoup de prétendants, mais ceci est une autre histoire que nous avons déjà racontée (septembre 2011 : La rencontre de Marcellin Guyet-Desfontaines et d’Emma Chassériau).

Emma a vécu de près la Révolution de 1830, dite des trois glorieuses (trois journées des 27, 28 et 23 juillet). D’abord elle aurait été dans le secret, à en croire une anecdote racontée par Amaury-Duval dans ses souvenirs. Évoquant les réunions chez sa sœur, il écrit : « Quand Thiers et Mignet venaient, la conversation prenait un tour plus grave ; ils nous apportaient des nouvelles politiques. C’était à l’époque de la fondation du National (36) ; ils nous annoncèrent un soir l’apparition de ce nouveau journal et nous en firent connaître le but : le renversement de la dynastie…, naturellement. J’entends encore Mignet, le dos appuyé à la cheminée, répondant à une question qu’on lui fit sur le remplaçant qu’ils avaient en vue : « N’y-a-t-il pas quelqu’un au « Palais-Royal ? » (37) Cela se passait le 31 décembre 1829, et le National parut le 1e janvier 1830. » Rappelons que la Révolution de 1830, renversa Charles X, sept mois plus tard, et amena le duc d’Orléans au pouvoir.

Nadar : A. Dumas père en 1855
Quant aux événements, c’est son ami Alexandre Dumas qui essaya, à sa manière de la faire participer. Dans ses Mémoires, il raconte ses faits d’armes en ces glorieuses journées révolutionnaires : « En sortant de l'Institut, je montai chez madame Chassériau, qui demeurait à l'Académie même, grâce à la position qu'y occupait son père, M. Amaury Duval.
Madame Chassériau, qui s'est appelée depuis madame Guyet-Desfontaines, est une de mes plus anciennes amitiés ; je crois avoir déjà parlé d'elle, et dit que sa maison, avec les maisons de Nodier et de Immermann, était de celles où j'avais toujours de l'esprit. Qu'on ne s'y trompe point, ce n'est pas un compliment que je me fais, c'est une justice que je rends à madame Guyet-Desfontaines ; elle est si bonne, si gracieuse, si affable ; elle rit si bien et avec de si belles dents, qu'il faudrait être le plus grand niais de la terre pour ne pas avoir près d'elle au moins l'esprit qu'elle donne.
Elle était, comme tout le monde, assez préoccupée des événements ; elle ne pouvait, au reste, tarder à recevoir des nouvelles : M. Guyet-Desfontaines était allé consulter ce grand thermomètre de l'esprit parisien qu'on appelle la Bourse. La Bourse était à l'orage. Le trois pour cents était tombé de soixante et dix-huit francs à soixante et douze. »

Dans un autre passage de ses Mémoires, Alexandre Dumas relatant ses « exploits » lors de ces journées, y évoque à nouveau Emma, non sans humour : « Une fois-là, je n'avais que le choix des amis ; je montai chez madame Guyet-Desfontaines. Je dois dire que ma première apparition ne produisit pas tout l'effet que j'en attendais. D'abord, on ne me reconnut pas ; puis, quand on m'eut reconnu, on me trouva assez mal vêtu : le lecteur se rappelle mon costume.
J'allai chercher mon fusil, que j'avais laissé à la porte pour ne pas effrayer madame Guyet et sa fille. Mon fusil expliqua tout. À partir de cette reconnaissance, madame Guyet, malgré la gravité de la situation, fut charmante de verve, d'esprit et d'entrain ; c'est, sous ce rapport, une femme incorrigible. Je mourais de faim et surtout de soif. J'exposai naïvement mes besoins. On alla me chercher une bouteille de vin de Bordeaux, que j'avalai presque d'un seul coup. Il résulta de ce charmant accueil, dont je me souviens dans ses moindres détails après plus de vingt-deux ans, que l'appartement de madame Guyet-Desfontaines faillit être pour moi ce que Capoue avait été, deux mille ans auparavant, pour Annibal. Cependant, avec un peu de force, j'eus cet avantage sur le vainqueur de la Trebia, de Cannes et de Trasimène, de m'arracher à temps aux délices qui m'étaient faites. »
Confrontons maintenant ce récit avec celui du frère d’Emma. Amaury-Duval écrit : « Le lendemain 29 [juillet], ma sœur vit arriver chez elle, dès le matin, Alexandre Dumas, noir de poudre et demandant quoique ce fût à manger. Il était depuis la veille près de l’Institut, à tirer sur le Louvre, et se trouvait épuisé. …Ma sœur lui fit servir une grande tasse de café au lait, qu’il dévora, tout en jetant un regard du côté du Louvre.
« Savez-vous que ce serait une place excellente ? », dit-il à ma sœur, épouvantée, qui s’écria :
« Jamais de la vie je n’y consentirai ; je ne veux pas faire de notre maison un point de mire »
Enfin, il s’en alla, jetant toujours un regard de regret sur un poste si favorable pour faire le coup de feu. » (38)
D’un côté un beau récit d’un auteur romantique, de l’autre la vérité …et au milieu une femme plein de bon sens.

(1) Procuration du 5 décembre 1868 par M. de Brayer à M. de Grandcourt, Archives nationales, notaires de Paris : MC/ET/XIV/898.
(2) Amaury-Duval, Souvenirs (1829-1830), Plon (1885), page II.
(3) Inventaire après le décès de M. Amaury Duval père du 19 novembre 1838, Archives nationales, notaires de Paris : MC/ET/XIV/776. 
(4) Pierre Daunou (1761-1840) fut député girondin sous la Convention et à la Restauration, spécialiste de l’instruction. Il fut aussi chargé des Archives nationales.
(5) Girodet (1767-1824) fut un peintre célèbre, membre de l’Académie des Beaux-arts.
(6) V. Noël-Bouton-Rollet, Amaury-Duval (1808-1885). L’homme et l’œuvre, thèse de doctorat en Sorbonne Paris IV (2005-2006),  page 3.
(7) V. Ancelot, Musée des familles : Lectures du soir, Volume 24 - Page 98.
(8) D’Alméras, La Vie parisienne sous Louis Philippe, Albin Michel (1825), page 427.
(9) Jules Janin (1804-1874) fut un romancier et critique dramatique au Journal des Débats pendant quarante ans. Son autorité l’a fait surnommer « le prince des critiques ».
(10) Journal des Débats du 4-8-1863 – article de Jules Janin.
(11) Amaury-Duval, Souvenirs (1829-1830), Plon (1885), page IV.
(12) Compte de tutelle et cotutelle d’Isaure Chassériau rendu le 27 juillet 1841 par Mme et M. Guyet-Desfontaines, Archives nationales, notaires de Paris : MC/ET/XIV/791.
(13) Idem (3).
(14) Louise Swanton, épouse du peintre nantais Belloc, était la fille de James Swanton qui avait épousé une sœur de Jean Chassériau, père d’Adolphe.
(15) L. S. BellocHistory of the Chassériau Family, Girton College Cambridge (1880), communiqué par Nathalie Chassériau.
(16) Idem (6), page 6.
(17) Idem (3).
(18) Amaury-Duval, Souvenirs (1829-1830), Plon (1885), page 5.
(19) Idem (3).
(20) François Mignet (1796-1884) fut historien et journaliste, ami de Thiers.
(21) Archives de la société éduenne d’Autun, Fonds Amaury Duval : K8 34, lettre de A. Thiers à Emma Chassériau du 10-4-1827.
(22) Amaury-Duval, Souvenirs (1829-1830), Plon (1885), page 7.
(23) Jean-Charles-Emmanuel Nodier (1780-1844) est un écrivain et romancier à qui on attribue une grande importance dans la naissance du mouvement romantique en littérature.
(24) Alexandre Dumas père (1802-1870) fut un écrivain à succès de pièces de théâtre et de romans.
(25) Lucas-Dubreton et J. Dumas, La vie d'Alexandre Dumas père, Gallimard, 1928.
(26) Émile de Girardin (1806-1881) est un journaliste et créateur de journaux influent.
(27) Ferdinand-Victor-Eugène Delacroix (1798-1863) est un peintre majeur du romantisme.
(28) Jules Claude Ziegler (1804-1856) peintre, céramiste et photographe. Élève d’Ingres lui aussi.
(29) Julien Pelage Brizeux (1803-1858) fut un poète breton à succès, défenseur de la langue bretonne.
(30) Auguste Jal (1795-873), littérateur, historiographe, conservateur des archives du ministère de la marine, auteur du Dictionnaire critique de biographie et d’Histoire.
(31) Louis Ponchard (1787-1866) fut professeur de chant, et chanteur (ténor) à l’Opéra-Comique.
(32) Opéra de Rossini créé en 1828.
(33) Idem (3).
(34) Archives de société éduenne d’Autun, fonds Amaury Duval : K8 33, lettre de Joseph Decomberousse à Emma le 28-8-1828.
(35) Lettre de Nathalie Chassériau (janvier 2009).
(36) Le National parut le 3 janvier 1830. Son nom provient du vocabulaire révolutionnaire, qui plaçait la nation au-dessus du roi. Ce dernier n’était que le mandataire de la nation.
(37) Demeure du duc d’Orléans qui devint roi sous le nom de Louis Philippe Ier.
(38) Amaury-Duval, Souvenirs (1829-1830), Plon (1885), page 244.

Emmanuel François, tous droits réservés
Décembre 2011, complété en septembre 2017

POUR REVENIR AU SOMMAIRE