dimanche 4 décembre 2011

Emma Duval veuve Chasseriau

Emma Pineu Duval, épouse de Guyet-Desfontaines, le propriétaire de Linières de 1830 à 1857, survécut à son mari jusqu’en 1868. Devenue veuve, elle ne géra pas le domaine, mais confia cette tâche à un cousin de son mari sur place, Eugène Narcisse de Grandcourt, qui habitait Saint-Fulgent (1). Les habitants de Linières l’ont peu vue, elle est restée à Paris où elle y mena une brillante existence. Son salon fut renommé en raison de sa personnalité et par la réputation des artistes qui le fréquentaient. Sa vie mérite d’être racontée à part de celle de son mari, tellement elle est riche, même si le procédé est parfois gênant, s’agissant du couple unit qu’elle forma avec lui et de la famille très soudée qui se constitua autour d’eux avec son frère Amaury-Duval, sa fille Isaure Chassériau et son petit-fils Marcel de Brayer.
Nous évoquerons ici son milieu d’origine et son mariage avec son premier mari, Adolphe Chassériau.

Ses origines familiales


Antigone Sophie Emma Pineu Duval est née le 15 août 1799 aux Ternes, faisant alors partie de la banlieue de Paris. Ses parents étaient deux provinciaux qui s’étaient rencontrés dans la capitale.

Amaury Duval père
(musée des Beaux-arts de Rennes)
Son père, Charles Alexandre Amaury Pineu-Duval (1760-1838) était un breton, né le 28 janvier 1760 à Rennes (paroisse de Saint-Germain), fils de Alexandre René Pineu, sieur Duval, et de Anne Doré son épouse. Sa famille était reconnue à Rennes, au point que Chateaubriand la cite dans sa correspondance. Le père d’Emma y a fait ses études et, à la suite de son père, il commença à l’âge de 19 ans une carrière d’avocat au parlement de Bretagne. À l’âge de 25 ans il vint à Paris pour entrer au ministère des Affaires Étrangères. Son premier poste l’envoie à Naples, comme secrétaire de l’ambassadeur Louis Marie Anne, baron de Talleyrand-Périgord, oncle du célèbre Talleyrand plus tard ministre des affaires étrangères. Après la démission de l’ambassadeur, refusant de servir la nouvelle République française, Amaury Duval est nommé secrétaire auprès de l’ambassadeur à Rome, Nicolas-Jean Hugou de Basseville. Révolutionnaire convaincu, celui-ci s’attire des haines féroces dans la ville éternelle et il y est assassiné le 14 janvier 1793. Dans ses Souvenirs, Amaury-Duval écrit en évoquant son père (2) : « Il assista à l'assassinat de ce diplomate dans l'émeute de 1793, n'échappa lui-même que par miracle à la populace soulevée contre les Français, et, étant enfin rentré en France, le gouvernement républicain l'envoya rejoindre à Gênes la légation qui avait l'île de Malte pour destination, mais que le grand maître refusa de recevoir. Ce dernier contretemps décida mon père à quitter la carrière diplomatique. » Il préféra en effet démissionner en 1794 pour entrer au ministère de l’Instruction publique à Paris, puis au ministère de l’Intérieur : directeur des Beaux-arts. Ce poste élevé dans la hiérarchie du ministère, ne l’empêcha pas de continuer d’écrire de nombreux articles pour la Décade philosophique (favorable aux idées de la Révolution), où il y tint les rubriques de politique étrangère et des beaux-arts. Cette revue, un recueil périodique publié de 1794 à 1807, qu’il contribua à fonder avec Jean Baptiste Say, porta le titre de Décade philosophique, parce qu'elle paraissait tous les 10 jours. Elle devint la Revue philosophique, littéraire et politique en 1804 et fusionna en 1807 avec le Mercure de France, le journal de Chateaubriand, à l’instigation de Fouché. Amaury Pineu Duval partagea beaucoup d’idées nouvelles des républicains et servit loyalement Napoléon.

Indiquons tout de suite qu’il se faisait appeler plus simplement Amaury Duval, ce qui entraîne des confusions dans les recherches avec son fils, le peintre Amaury-Duval. Ses productions littéraires, en dehors des articles aux revues, sont des annotations à des ouvrages anciens ou nouveaux, pour l’essentiel portant sur des sujets d’histoire et de littérature.

M. Duval acquit en deux fois deux pavillons à Montrouge, avec jardin, situés ensemble dans un espace de 13 670 m2, bordant le Grande Rue du village. La première acquisition est datée du 30 juillet 1800, moyennant 2 400 F payés comptant, et une rente viagère annuelle de 1 200 F, qui sera éteinte en 1823. La deuxième acquisition est datée du 10 février 1806 moyennant 3 000 F payés comptant. Néanmoins les papiers conservés ne permettent pas une reconstitution fiable de ces acquisitions, car la valeur de ces biens parait supérieure aux montants de ces deux achats que nous venons de mentionner (3).

En 1811, ayant remporté trois prix consécutifs à l'Académie des inscriptions et belles lettres, il fut élu membre de cette classe de l'Institut. Plus tard il fut élu secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles lettres. Il a collaboré aussi à l'Histoire littéraire de la France, ouvrage commencé par des religieux bénédictins de la congrégation de Saint-Maur et continué par des membres de l'Institut, paru en 32 volumes entre 1833 et 1898. Il travailla avec Daunou (4) sur les tomes XV à XIX.

En 1815, il fut mis à la retraite, alors qu’il n’avait que 55 ans. Ses opinions politiques ont dû probablement compter dans cette décision du nouveau ministre nommé par Louis XVIII, après la chute de Napoléon, au moment de la Restauration monarchique.

La mère d’Emma était originaire du Bourbonnais, de Cusset (Allier) précisément. Fille d’un médecin, elle s’appelait Jacqueline Rose Tardy (1774-1823). Si son mari était un lettré et écrivain lui-même, elle était plus artiste et s’adonna à la peinture avant d’être accaparée par ses tâches de maîtresse de maison et de mère. Elle fut quand même élève du peintre Girodet, ce qui n’est pas rien (5).

J. B. Isabey : dessin de Sophie Gay
Elle était amie de Sophie Gay, qui était marraine d'Emma (6). Mme Gay était née Nichault de la Vallette et avait épousé Sigismond Gay, seigneur de Lupigny en Savoie. Elle avait un salon où se retrouvaient les « débris du Directoire », suivant l’expression peu charitable d’une partisane des Bourbons, faisant allusion aux hommes politiques favorables à la Révolution et à Bonaparte (7). Mais on y rencontrait aussi des artistes comme Litz, Berlioz, Lamartine, Balzac, Alphonse Karr, Eugène Sue, etc. On y chantait, on y disait des vers, on y jouait la comédie et on y racontait, comme sous l’empire, des histoires de revenants (8). Sa fille Delphine devint une journaliste et écrivaine célèbre sous le nom de Charles de Launay. Elle épousa Émile de Girardin, propriétaire de journaux et journaliste influent, de tendance libérale.

Jeune fille, Emma noua des relations avec des amis de ses parents, de sa mère notamment, qu’elle conservera toujours. Ce fut le cas des Lesourd en particulier. Adolphe Lesourd, qui fut sous-préfet de Sceaux et directeur de l'octroi de Paris, s’était marié avec Adélaïde Louise de Sylvestre. Le père de celle-ci était membre de l’Institut comme Amaury Duval.

Une tante d’Emma, Roberte Duval, née en 1761, s’était mariée en 1785 avec Jean Guezou. Leur fille Adélaïde (1798-1876) s’est mariée avec Bénigne de Marcilly (1786-1850). Leur petit-fils Eugène de Marcilly (1822-1889) deviendra plus tard propriétaire de Linières en héritant de son cousin au 5e degré, Amaury-Duval.

Une autre tante d’Emma, Félicité Tardy, s’était mariée avec Isidore Guyet, un cousin du père de Marcellin Guyet-Desfontaines, dont le père était originaire de Saint-Fulgent. De ce fait, Isidore Guyet devint en plus son oncle par alliance.

Deux autres oncles d’Emma ont compté dans sa vie, frères de son père et ayant une place éminente dans le monde des arts.
Alexandre Pineu Duval

Alexandre Pineu-Duval (1767-1842) d’abord. Il fut matelot, architecte, soldat, comédien, poète comique, directeur du théâtre Louvois de 1810 à 1815 et administrateur de la Bibliothèque de l'Arsenal. Ce fut un auteur fécond et populaire, qui a laissé une soixantaine de pièces de théâtre, comédies (certaines furent censurées), drames, opéras comiques. Il entra à l’Académie française en 1812. Sa fille Jenny-Malvina Duval épousa l'architecte Mazois. Son autre fille, Adèle, épousa un officier d'état-major, M. Clément, et ils eurent pour fille unique madame Victor Regnault, femme d’un chimiste célèbre, professeur au collège de France et directeur de la manufacture de Sèvres.

Le deuxième frère d’Amaury Duval, Henri (1770-1847), est entré en 1802 au Bureau des théâtres, dépendant du Bureau des Beaux-arts du ministère de l’Intérieur, que dirigeait son frère Amaury. Il écrivit une Histoire de France sous le règne de Charles VI (1842). Il se maria le 30 septembre 1805 avec Sabine Houdon, née le 6 mars 1787, fille du grand sculpteur Houdon.

On le voit, Emma Duval, née dans un milieu bourgeois sans grande fortune, a grandi dans un milieu favorisé par le talent. À ce propos, Jules Janin (9) a écrit ces lignes tout à fait justes sur Emma qui fut « une de ces personnes bien nées, bien élevées, au milieu des lettres et des beaux-arts, … où écrire est dans son esprit, dans son sang ; chez elle, celui qui n'écrit pas, dessine (allusion à son frère Amaury-Duval) ; à défaut de peintre, on aurait un musicien. Ces talents primesautiers sont le produit d'une vie heureuse, au milieu des beaux paysages en été, entre quatre murailles chargées de chefs-d’œuvre en hiver. » (10)

Emma est la fille aînée de la famille. Vint ensuite une autre fille, Laure née en 1802, puis un fils : Amaury, né en 1808. Laure mourut à l’âge de 14 ans. « Le chagrin de cette perte abrégea les jours de notre mère. », a écrit Amaury-Duval à la fin de sa vie (11). Jacqueline Duval en effet est morte le 29 octobre 1823, à l’âge de 49 ans.

Son premier mari Adolphe Chassériau 


C’est à 18 ans qu’Emma épousa Adolphe Chassériau, le 27 mai 1817 (12). Le contrat de mariage prévoyait une communauté de biens entre les époux. Son père lui constitua alors une dot de 20 000 F, dont 8 000 F en un trousseau remis au moment du mariage, et 12 000 F en argent stipulés payables 5 ans après. Cette dernière somme de 12 000 F étant prise sur la succession de sa mère, Jacqueline Tardy, épouse Duval (13).

Adolphe Chassériau était un militaire, né en 1793 à Lyon, que son oncle, Frédéric Chassériau (1774-1815), chef d'état-major du général Belliard (ce dernier né à Fontenay-le-Comte en 1769), avait aidé à ses débuts dans la carrière. L’oncle fut tué à Waterloo, mais Adolphe Chassériau en sortit indemne. Après cette défaite, celui-ci quitta l’armée. Il se lança ensuite dans une librairie d’ouvrages d’occasion, Le Dépôt Bibliographique, située rue Neuve des Petits Champs à Paris. Pour mieux le situer avec ses parents, nous reproduisons un extrait de L’histoire de la famille Chassériau, écrite par une cousine, Louise Swanton Belloc  (14). Elle évoque d’abord le père d’Adolphe, Jean : « ayant fait ses études à Paris, et s’étant distingué dans la composition de l’ornement et des fleurs, il avait été attaché comme dessinateur aux Manufactures Royales de Lyon, où se fabriquaient les riches étoffes de la Cour. Il avait un véritable talent. J’ai vu, dans mon enfance, un bouquet printanier composé de lilas, de narcisses, de roses et de violettes, tissé d’après ses dessins dans les plus brillantes soies et … de la façon la plus harmonieuse, sur fond incarnat. Ce devait être un écran destiné à la Reine. Confisqué par la Commune révolutionnaire, il avait été racheté et envoyé à ma mère. J’ignore ce qu’il est devenu.
Rose Bertin
Mon oncle Jean avait épousé une nièce de la célèbre mademoiselle Bertin, marchande de mode de Marie-Antoinette et admise par elle à une familiarité qu’on a souvent reproché à la pauvre Reine. Cependant, elle y avait conquis un cœur qui lui était resté dévoué, au point de sacrifier presque toute sa fortune à l’espoir chimérique de sauver sa noble protectrice. Elle avait tenté de corrompre le gardien du Temple, ceux de la Conciergerie, et ne se consolait pas d’avoir échoué.

Ma grand-mère, qui était d’abord opposée au mariage à cause de cette parenté avec Mademoiselle Bertin, avait fini par céder aux instances de son fils. Marié peu avant la Révolution, et ardent royaliste, il était membre du Conseil Municipal de Lyon lorsque cette ville se révolta contre le Décret de la Convention, en 1793, et ferma ses portes aux commissions extraordinaires de la République. Mon oncle avait pris part à toutes les révolutions et à tous les combats. Sa jeune femme était accouchée d’un fils, son premier enfant, pendant le siège qui fut terrible. Il touchait à sa fin. Une grande bataille, probablement décisive allait être livrée. Mon oncle, avec ses collègues du Conseil, marchait à la tête de l’armée lyonnaise. On se battit trois jours, sans trêve ni merci. Les bombes et les boulets pleuvaient dans les rues. Affolée d’inquiétude et de terreur, cette malheureuse jeune femme, qui était nourrice, prit son enfant dans ses bras et, trompant la vigilance de la garde et du domestique, elle franchit une fenêtre du rez-de-chaussée et courant jusqu’aux portes de la ville, s’informant à tous ceux qu’elle rencontrait du sort de son mari. Elle atteignit le champ de bataille et poursuivit sa recherche parmi les morts et les mourants. L’armée républicaine tira une dernière salve d’artillerie pour célébrer sa victoire et déchargea ses canons. Un boulet coupa les deux jambes de la pauvre jeune mère, qui tomba avec son nourrisson baigné dans son sang. Quelques heures après, tous deux étaient ramassés et portés à l’hôpital où elle expira, quand ses parents désespérés la découvrirent après vingt-quatre heures d’infructueuses recherches.

Mr Chassériau n’était pas mort. Blessé au bras gauche, certain de la défaite, il avait pu gagner les bords du Rhône. Là, il avisa un batelier ; et comme cet homme hésitait à le passer, il lui présenta d’une main son pistolet et de l’autre sa bourse en lui disant d’opter. Arrivé sur l’autre rive, il put se réfugier chez un ami, qui le cacha deux mois au bout desquels il gagna l’Angleterre. Il n’apprit que beaucoup plus tard la cruelle fin de sa femme. Il avait été condamné à mort, ses propriétés avaient été confisquées, ses meubles et tout ce qu’il possédait furent vendus à l’encan.
Recueilli par une tante de sa mère, son fils vivait (Adolphe). Je l’ai connu jeune homme, riche, brillant militaire, lieutenant de hussards à Waterloo, échappant aux périls de cette journée, donnant sa démission, marié à Emma Amaury Duval, fille du membre de l’Institut. » (15)

En mars 1818, Emma mit un enfant au monde, Jean Auguste Édouard. Malheureusement il mourut le 26 juillet 1818 à Montrouge (16). En 1820 naquit Isaure.

Emma continua de fréquenter les milieux artistiques à la mode chez Sophie Gay. Mais elle connut de graves soucis à cause de son mari. Celui-ci s’était lancé dans l’édition, rue des Poitevins à Paris, aidé par son beau-père. Ce dernier l’aida financièrement en se portant caution auprès des créanciers, mais aussi il lui apporta son concours d’écrivain. Après des tentatives courageuses (Montaigne, Charron, annotés par son beau-père, Helvétius, Dupuis, Histoire de l'inquisition, etc.) ou peu raisonnables (Théâtre complet des latins, par J. B. Levée et par feu l’abbé Le Monnier ; augmenté de dissertations par Amaury Duval et Alexandre Duval –1820 à 1823 – quinze volumes), l’affaire se termina mal. On en trouve encore des vestiges sur internet. Il y a à la Bibliothèque historique de Paris un "Mémoire à mes juges" d’Adolphe Chassériau, libraire, qui essaie de se défendre dans son procès, ainsi qu'un long inventaire de la saisie du dépôt bibliographique.

Après sa faillite, Adolphe Chassériau s’est enfuit en Amérique du sud, abandonnant sa femme et sa fille, pour tenter d’y faire fortune.

Au moment du décès de sa femme en 1823, M. Duval était débiteur de créances hypothécaires sur la maison de Montrouge pour un montant de 69 400 F. Une partie de ces hypothèques avait concerné M. Chassériau son gendre, mais l’état de la liquidation de ce dernier ne lui laissait espérer qu’un très faible recouvrement de la caution. Avant de mourir, le 4 mai 1828, M. Chassériau avait fait un testament en faveur de sa femme, et lui avait constitué une rente annuelle de survie de 1 200 F, mais cela ne reposait sur rien, sinon des dettes, et la jeune veuve ne put en profiter (17).

Retour chez son père


C’est alors qu’en 1824, quelques mois après le décès de sa mère, Emma, dépourvue de toute ressource, retourna avec sa fille habiter chez son père, au 15 quai Conti, où elle retrouva aussi son jeune frère Amaury-Duval (18). M. Duval touchait une pension de retraite de l’État de 3 427 F (valeur en 1838). Il dû aussi percevoir des droits d’auteur pour ses livres et ses articles publiés. Nous ne connaissons pas leurs valeurs, mais il est probable que ces derniers revenus, pas toujours réguliers, étaient bien faibles au regard de ses dettes. Emma Duval dû se préserver de la banqueroute de son mari. À cet effet, elle renonça à la communauté de biens résultant de son contrat de mariage, par acte fait au greffe du tribunal civil de 1e instance de la Seine le 27 mai 1829 (19).

Mignet

Pour vivre, elle donna des leçons de chant et des cours de piano, et vendit des sacs de fantaisie qu’elle confectionnait elle-même. La duchesse d’Orléans, future reine de France, en acheta un 100 Fr. Son histoire a peut-être inspiré Balzac dans un de ses romans de 1832, dit-on. Elle aide à réécrire le manuscrit du livre de Thiers, L’histoire de la Révolution française, pour l’éditeur (10 volumes). Le livre sera publié de 1823 à 1827. L’historien Mignet, (20), ami du père d’Emma, a fait connaître Adolphe Thiers, alors jeune journaliste, aux Duval et à Emma. Rappelons que ce dernier fut député, ministre, chef du gouvernement par deux fois sous la Monarchie de Juillet et premier président de la IIIe République. C’est un opposant aux Bourbons, comme on l’est aussi chez Amaury Duval, au moment où Emma entretient une relation d’amitié avec lui. La lettre suivante, qu’il adresse au no 15 Quai Conti à Paris, montre la confiance qui présidait à cette relation en 1817 :


Thiers

« Ma chère amie,
Je suis extrêmement touché de votre souvenir, et du langage qu’il vous inspire. Si je ne suis pas allé vous voir, c’est que je n’ai la force de rien, et que j’abandonne tous mes projets aussitôt que formés. J’en suis à la fatigue, au désenchantement, au désabusé. Il y a quinze jours de malheur que je déplore, et il me semble que des siècles se sont écoulés, tant ma tête a roulé la même idée. Je n’ai de ma vie éprouvée de telles impressions. J’ai des moments de calme, de courage, je reprends à la vie, puis tout à coup je me ressouviens d’un malheureux fait, qui est toujours là derrière moi, et je retombe dans mon abattement. J’ai alors des impatiences d’une vivacité extrême. Il me semble que je puis lutter contre la nécessité, je m’irrite comme un enfant, pour retomber bientôt après. Voilà quelles sont les tristes successions de mon état présent. 
Je ne vois d’issue à ma situation qu’un voyage, que je ne pourrai faire avant deux mois, et qui me laisse encore un espace immense à traverser. Mon amie, j’ai trente ans cette semaine ! Que de vicissitudes, que d’émotions et de douleurs. Adieu ! Je me laisse aller comme un enfant. J’ai oublié mon travail pour vous écrire, et je me suis rempli le cœur de trouble. Adieu, je vous embrasse. J’irai vous voir, et faire bavarder auprès de vous, mon imagination souffrante et malade.
Adieu. A. Thiers » (21)

Qu’un homme aussi doué et de cette envergure se confie ainsi à Emma constitue une information significative sur elle, d’autant qu’il était plutôt misogyne. Emma Guyet était une femme au caractère trempé, sachant écouter, armée de courage, qui suscita l’admiration de ses amis. À cette époque Thiers est un journaliste au Constitutionnel et à la Gazette d’Augsbourg, encore pauvre, qui travaille d’arrache-pied, mais il a déjà commencé à faire reconnaître ses immenses talents. Il est encore célibataire et ne semble pas vouloir séduire Emma, même si leur relation est marquée de beaucoup de confiance.

Le frère d’Emma raconta plus tard qu’elle se levait parfois à cinq heures du matin, en plein hiver, pour donner ses cours. Elle faisait de longues courses à pied pour économiser les dépenses de voitures.

Malgré cette peine, toujours pleine d’énergie, elle était prête à courir au théâtre le soir, pour peu qu’un ami lui envoie des billets. Sinon elle passait la soirée à la maison où des amis venaient la voir : « alors les questions d’art, si vivaces à cette époque, étaient bien vite abordées : on discutait, on se disputait, pour mieux dire, et cela sans que chacun de son côté interrompît le croquis ou l’étude commencée sur le coin de la table. Quand Thiers et Mignet venaient, la conversation prenait un tour plus grave…Pendant les conversations ou les discussions, ma sœur, qui ne pouvait rester une minute sans rien faire, travaillait à quelque ouvrage de femme, n’oubliant jamais le but qu’elle s’était imposée de nous faire vivre et de donner à sa fille une éducation pareille à celle qu’elle avait reçue. » (22)

Guerin : Charles Nodier
Elle élargit aussi le cercle de ses fréquentations et fit bientôt partie des familiers du salon de Charles Nodier (23) chez qui se réunissaient les artistes romantiques. En 1803 Nodier avait été un temps le critique de la rubrique poésie du journal La décade philosophique, fondé par Amaury Duval. En 1824, il a été nommé bibliothécaire de l’Arsenal, la bibliothèque du comte d’Artois, futur Charles X. Ce poste lui a permis de tenir un salon littéraire, le « Cénacle », et de promouvoir le romantisme. Les soirées de l’Arsenal ou les « dimanches », sont entrés dans l'histoire mythique du romantisme, à côté de la « première d'Hernani » ou des « amours de George et Alfred ».

Emma y fait la rencontre d’Alexandre Dumas (24) qui deviendra un ami proche. Une anecdote dans une biographie de l’auteur dramatique et romancier est intéressante à citer (25) : « Une sœur du peintre Amaury-Duval raconte comment une fois, retournant de l’Arsenal à pied avec Dumas qui portait son sac et son peigne ; il était une heure du matin et la jeune femme était si fatiguée qu’elle ne pouvait pas marcher vite. Soudain Dumas, levant les yeux vers une lune étonnamment brillante s’est écrié : « Ah ! Madame, quelle lune merveilleuse ! N'iriez-vous pas jusqu’à la barrière de l'Étoile ? Ne vous sentez-vous pas transportée au-delà de vous par quelque puissance invisible ? » Elle, plus terre à terre, répondit : « Je me sens si peu transportée, monsieur, qu'un fiacre aurait plus de charmes à mes yeux que toutes les lunes du monde ». Dumas fut désarçonné et ne sut pas quoi dire pendant un quart d'heure… « Il est fort romantique le Dumas ! » avait commenté Emma ensuite en racontant l’anecdote. Un peu plus tard, quand il fut devenu « l'ami familier du Quai Conti, où habitait la jeune femme, il épouvanta le classique Alexandre Duval et l’historien Mignet en déclarant catégoriquement que Racine avait ruiné le théâtre et Boileau, la poésie. »

Romancière


L’amour de la littérature n’a pas été chez elle qu’une passion d’amateur. Elle est devenue auteure elle-même en publiant un roman en 1825 : L’oncle et la nièce, dont nous reparlerons plus tard.

Avec l’accord de son père, elle reçut aussi chez elle ses amis, aidée par les Nodier, et où elle fit ses « mardis ». Les réunions évoluèrent vers plus de mondanités. L’on y chantait et dansait et l’on recevait des artistes : Sophie Gay, future Mme de Girardin (26), Alexandre Dumas, Delacroix (27), Ziégler (28), Brizeux (29), les Jal (30), etc. Emma écrit : « Nos mardis se soutiennent et ta prédiction s’est réalisée ; on a dansé ! Ponchard (31) est venu : nous avons chanté le duo du Comte Ory (32) ; puis il a chanté seul trois fois, et nous a tous ravis… »

Pendant ce temps, que faisait Adolphe Chassériau en Amérique du sud ? La seule information dont nous disposons concerne son intention d’y créer avec un associé, M. Devisme, une société qui aurait pour but le commerce de librairie et celui d’impression et « dont le siège (serait) à Carthagène ou toute autre ville de Colombie ». Mais il meurt à Caracas le 5 février 1828 (33). Des problèmes ont dû surgir après ce décès, que l’on pressent sans les connaître. Un notaire de Vienne (Isère) écrit à Emma : « Ce que vous me dîtes de la conduite de la famille m’afflige sans m’étonner. Mon père, par d’ancienne relation avec le chef de cette famille, l’avait et m’avait appris qu’il n’y avait rien, je ne dirais pas de généreux, mais de juste à espérer. » (34)

Malgré le triste sort qu’elle subit de son premier mari, Emma conserva toujours des relations avec la famille Chassériau. Tout au moins avec certain d’entre eux, car son mari eut dix-huit oncles et tantes, dont douze survécurent. Et certains ont eu une vie d’aventurier outre-mer.

Ils descendaient tous de Jean Mathurin Chassériau du Chiron (1731 ou 1733-1785), né à la Rochelle, et de Louise Morin (1737-1794). Établi à Saint Domingue et à la Guadeloupe, cet aïeul prospéra grâce au commerce triangulaire des esclaves. Sa mort subite et surtout la révolte des noirs à Saint-Domingue ont déterminé l’éclatement de la famille. Avant 1791, la famille avait deux pôles : la maison de la Rochelle et Saint-Domingue. À partir de 1791, les frères vont chercher fortune dans des directions différentes (35).

Théodore Chassériau : autoportrait
en 1835 (musée du Louvre)
Emma et son frère garderont des relations suivies avec le cousin Théodore Chassériau (1819-1856), fils de Benoît (1780-1844). Il entra à 11 ans dans l’atelier d’Ingres, où il fit la connaissance d’Amaury-Duval. Il devint un peintre célèbre de l’école romantique. Son frère aîné Frédéric (1807-1881) fut historiographe de la marine et milita contre l’esclavage.

Une autre cousine entretint jusqu’au bout une relation amicale avec Emma : Louise Swanton Belloc, l’auteur du manuscrit dont nous avons cité un extrait plus haut sur L’histoire de la famille Chassériau. Elle a toujours été homosexuelle et a vécu la plus grande partie de sa vie aux côtés de sa tendre amie Adélaïde de Montgolfier, aux côtés de laquelle elle repose. Elle est l'auteure de la première biographie de Byron, préfacée par Stendhal qui était un de ses fervents admirateurs (en vain...), et en 1859 elle avait écrit à Darwin pour lui proposer de traduire "Origins" en français. Dans la seconde partie de sa vie, Louise s'est consacrée à la littérature pour les demoiselles et les enfants. (35)

Devenir veuve à 29 ans, fut sans doute pour Emma une libération, si l’on veut bien mettre de côté certains sentiments. Elle eut ensuite beaucoup de prétendants, mais ceci est une autre histoire que nous avons déjà racontée (septembre 2011 : La rencontre de Marcellin Guyet-Desfontaines et d’Emma Chassériau).

Emma a vécu de près la Révolution de 1830, dite des trois glorieuses (trois journées des 27, 28 et 23 juillet). D’abord elle aurait été dans le secret, à en croire une anecdote racontée par Amaury-Duval dans ses souvenirs. Évoquant les réunions chez sa sœur, il écrit : « Quand Thiers et Mignet venaient, la conversation prenait un tour plus grave ; ils nous apportaient des nouvelles politiques. C’était à l’époque de la fondation du National (36) ; ils nous annoncèrent un soir l’apparition de ce nouveau journal et nous en firent connaître le but : le renversement de la dynastie…, naturellement. J’entends encore Mignet, le dos appuyé à la cheminée, répondant à une question qu’on lui fit sur le remplaçant qu’ils avaient en vue : « N’y-a-t-il pas quelqu’un au « Palais-Royal ? » (37) Cela se passait le 31 décembre 1829, et le National parut le 1e janvier 1830. » Rappelons que la Révolution de 1830, renversa Charles X, sept mois plus tard, et amena le duc d’Orléans au pouvoir.

Nadar : A. Dumas père en 1855
Quant aux événements, c’est son ami Alexandre Dumas qui essaya, à sa manière de la faire participer. Dans ses Mémoires, il raconte ses faits d’armes en ces glorieuses journées révolutionnaires : « En sortant de l'Institut, je montai chez madame Chassériau, qui demeurait à l'Académie même, grâce à la position qu'y occupait son père, M. Amaury Duval.
Madame Chassériau, qui s'est appelée depuis madame Guyet-Desfontaines, est une de mes plus anciennes amitiés ; je crois avoir déjà parlé d'elle, et dit que sa maison, avec les maisons de Nodier et de Immermann, était de celles où j'avais toujours de l'esprit. Qu'on ne s'y trompe point, ce n'est pas un compliment que je me fais, c'est une justice que je rends à madame Guyet-Desfontaines ; elle est si bonne, si gracieuse, si affable ; elle rit si bien et avec de si belles dents, qu'il faudrait être le plus grand niais de la terre pour ne pas avoir près d'elle au moins l'esprit qu'elle donne.
Elle était, comme tout le monde, assez préoccupée des événements ; elle ne pouvait, au reste, tarder à recevoir des nouvelles : M. Guyet-Desfontaines était allé consulter ce grand thermomètre de l'esprit parisien qu'on appelle la Bourse. La Bourse était à l'orage. Le trois pour cents était tombé de soixante et dix-huit francs à soixante et douze. »

Dans un autre passage de ses Mémoires, Alexandre Dumas relatant ses « exploits » lors de ces journées, y évoque à nouveau Emma, non sans humour : « Une fois-là, je n'avais que le choix des amis ; je montai chez madame Guyet-Desfontaines. Je dois dire que ma première apparition ne produisit pas tout l'effet que j'en attendais. D'abord, on ne me reconnut pas ; puis, quand on m'eut reconnu, on me trouva assez mal vêtu : le lecteur se rappelle mon costume.
J'allai chercher mon fusil, que j'avais laissé à la porte pour ne pas effrayer madame Guyet et sa fille. Mon fusil expliqua tout. À partir de cette reconnaissance, madame Guyet, malgré la gravité de la situation, fut charmante de verve, d'esprit et d'entrain ; c'est, sous ce rapport, une femme incorrigible. Je mourais de faim et surtout de soif. J'exposai naïvement mes besoins. On alla me chercher une bouteille de vin de Bordeaux, que j'avalai presque d'un seul coup. Il résulta de ce charmant accueil, dont je me souviens dans ses moindres détails après plus de vingt-deux ans, que l'appartement de madame Guyet-Desfontaines faillit être pour moi ce que Capoue avait été, deux mille ans auparavant, pour Annibal. Cependant, avec un peu de force, j'eus cet avantage sur le vainqueur de la Trebia, de Cannes et de Trasimène, de m'arracher à temps aux délices qui m'étaient faites. »
Confrontons maintenant ce récit avec celui du frère d’Emma. Amaury-Duval écrit : « Le lendemain 29 [juillet], ma sœur vit arriver chez elle, dès le matin, Alexandre Dumas, noir de poudre et demandant quoique ce fût à manger. Il était depuis la veille près de l’Institut, à tirer sur le Louvre, et se trouvait épuisé. …Ma sœur lui fit servir une grande tasse de café au lait, qu’il dévora, tout en jetant un regard du côté du Louvre.
« Savez-vous que ce serait une place excellente ? », dit-il à ma sœur, épouvantée, qui s’écria :
« Jamais de la vie je n’y consentirai ; je ne veux pas faire de notre maison un point de mire »
Enfin, il s’en alla, jetant toujours un regard de regret sur un poste si favorable pour faire le coup de feu. » (38)
D’un côté un beau récit d’un auteur romantique, de l’autre la vérité …et au milieu une femme plein de bon sens.

(1) Procuration du 5 décembre 1868 par M. de Brayer à M. de Grandcourt, Archives nationales, notaires de Paris : MC/ET/XIV/898.
(2) Amaury-Duval, Souvenirs (1829-1830), Plon (1885), page II.
(3) Inventaire après le décès de M. Amaury Duval père du 19 novembre 1838, Archives nationales, notaires de Paris : MC/ET/XIV/776. 
(4) Pierre Daunou (1761-1840) fut député girondin sous la Convention et à la Restauration, spécialiste de l’instruction. Il fut aussi chargé des Archives nationales.
(5) Girodet (1767-1824) fut un peintre célèbre, membre de l’Académie des Beaux-arts.
(6) V. Noël-Bouton-Rollet, Amaury-Duval (1808-1885). L’homme et l’œuvre, thèse de doctorat en Sorbonne Paris IV (2005-2006),  page 3.
(7) V. Ancelot, Musée des familles : Lectures du soir, Volume 24 - Page 98.
(8) D’Alméras, La Vie parisienne sous Louis Philippe, Albin Michel (1825), page 427.
(9) Jules Janin (1804-1874) fut un romancier et critique dramatique au Journal des Débats pendant quarante ans. Son autorité l’a fait surnommer « le prince des critiques ».
(10) Journal des Débats du 4-8-1863 – article de Jules Janin.
(11) Amaury-Duval, Souvenirs (1829-1830), Plon (1885), page IV.
(12) Compte de tutelle et cotutelle d’Isaure Chassériau rendu le 27 juillet 1841 par Mme et M. Guyet-Desfontaines, Archives nationales, notaires de Paris : MC/ET/XIV/791.
(13) Idem (3).
(14) Louise Swanton, épouse du peintre nantais Belloc, était la fille de James Swanton qui avait épousé une sœur de Jean Chassériau, père d’Adolphe.
(15) L. S. BellocHistory of the Chassériau Family, Girton College Cambridge (1880), communiqué par Nathalie Chassériau.
(16) Idem (6), page 6.
(17) Idem (3).
(18) Amaury-Duval, Souvenirs (1829-1830), Plon (1885), page 5.
(19) Idem (3).
(20) François Mignet (1796-1884) fut historien et journaliste, ami de Thiers.
(21) Archives de la société éduenne d’Autun, Fonds Amaury Duval : K8 34, lettre de A. Thiers à Emma Chassériau du 10-4-1827.
(22) Amaury-Duval, Souvenirs (1829-1830), Plon (1885), page 7.
(23) Jean-Charles-Emmanuel Nodier (1780-1844) est un écrivain et romancier à qui on attribue une grande importance dans la naissance du mouvement romantique en littérature.
(24) Alexandre Dumas père (1802-1870) fut un écrivain à succès de pièces de théâtre et de romans.
(25) Lucas-Dubreton et J. Dumas, La vie d'Alexandre Dumas père, Gallimard, 1928.
(26) Émile de Girardin (1806-1881) est un journaliste et créateur de journaux influent.
(27) Ferdinand-Victor-Eugène Delacroix (1798-1863) est un peintre majeur du romantisme.
(28) Jules Claude Ziegler (1804-1856) peintre, céramiste et photographe. Élève d’Ingres lui aussi.
(29) Julien Pelage Brizeux (1803-1858) fut un poète breton à succès, défenseur de la langue bretonne.
(30) Auguste Jal (1795-873), littérateur, historiographe, conservateur des archives du ministère de la marine, auteur du Dictionnaire critique de biographie et d’Histoire.
(31) Louis Ponchard (1787-1866) fut professeur de chant, et chanteur (ténor) à l’Opéra-Comique.
(32) Opéra de Rossini créé en 1828.
(33) Idem (3).
(34) Archives de société éduenne d’Autun, fonds Amaury Duval : K8 33, lettre de Joseph Decomberousse à Emma le 28-8-1828.
(35) Lettre de Nathalie Chassériau (janvier 2009).
(36) Le National parut le 3 janvier 1830. Son nom provient du vocabulaire révolutionnaire, qui plaçait la nation au-dessus du roi. Ce dernier n’était que le mandataire de la nation.
(37) Demeure du duc d’Orléans qui devint roi sous le nom de Louis Philippe Ier.
(38) Amaury-Duval, Souvenirs (1829-1830), Plon (1885), page 244.

Emmanuel François, tous droits réservés
Décembre 2011, complété en septembre 2017

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