Jardins du château de Linières |
Parmi les habitués de Linières,
invités d’Amaury-Duval dans les années 1870/1880, se trouvait un compositeur de
musique célèbre à son époque, Henri Reber. La sortie récente d’un disque où
l’on peut écouter une de ses symphonies est l’occasion d’évoquer cet artiste si
connu à Linières autrefois. Lui aussi aima se promener sur les berges de la
pièce d’eau. Le peintre Victor Cesson a écrit à la fin de sa vie : « … quand on touche la corde de Linières il me
semble que j'y suis encore, accompagné aussi de grosses farces de Janvier de la
Motte (1) qui ne me quittait que pour sa toilette des repas. Lorsqu'il était à
Linières, Francisque Sarcey (2), qui ne m'appelait que son Giotto (mon nom d'atelier),
aimait à se promener dans le
parc et me lisait un petit livre qu'il avait toujours sur lui (Alfred de
Musset). Et encore Henri Reber, compositeur de musique qui, quoique très
difficile en tout, me disait aussi de très aimables choses : « Vous auriez dû faire de la musique, vous
seriez un musicien, vous avez tout ce qu'il faut pour cela. » (3)
Reber voyageait toute une journée
en chemin de fer sur le trajet de Paris à Nantes, où il passait la nuit en
arrivant. Le lendemain il reprenait un train jusqu’à Montaigu. Puis Benjamin
Godard, charpentier à Saint-Fulgent, faisant aussi le service des voyageurs à la
demande dans sa voiture à cheval, venait le chercher à Montaigu pour le
conduire à Linières. On l’attendait pour déjeuner (4).
Né à Mulhouse en 1807, Henri
Reber, à la fois pianiste et flûtiste, fut professeur de composition au conservatoire
de musique de Paris et composa des mélodies sur des poèmes de grands auteurs français. Il a aussi composé un ballet (le Diable amoureux,
1840), quatre symphonies, une riche
production d’œuvres de musique de
chambre (pour instrument en trio ou accompagnement de piano,
violoncelle, par exemple un quintette avec piano, sept trios et trois
quatuors loués par Berlioz et Chopin, et dont les partitions demeurent
aujourd’hui, sauf erreur, inédites), et des opéras comiques : La Nuit de Noël (1848), Le Père Gaillard (1852), Les
Papillotes de M. Benoist (1853), Les Dames capitaines (1857), etc. Il fut aussi un théoricien, auteur d’un Traité
d’harmonie publié en 1862 et augmenté en 1889, de Notes
et études d’harmonie par Théodore Dubois, ouvrage qui sera longtemps
regardé comme un classique du genre. Il fut membre de l’Institut.
Ses relations avec les
Guyet-Desfontaines et Amaury-Duval ont toujours été très proches. Ils étaient
de la même génération et partageaient les mêmes goûts dans le domaine des arts
(5).
Dès les années 1840, Emma Guyet
avait aidé le compositeur en programmant ses œuvres dans les soirées qu’elle
organisait dans son salon. Elle avait aussi aidé au lancement de la Société Sainte-Cécile qui s’était donné pour
but de faire connaître dans ses concerts des auteurs contemporains comme Reber,
Gounod, Saint-Saëns et Gouvy. C’était un habitué de la famille qui s’est tout
naturellement retrouvé à Linières parmi les invités d’Amaury-Duval.
Cette amitié avec Henri Reber a inspiré à Emma Guyet le
personnage principal d’une nouvelle qu’elle a publiée en 1868 : Une
Histoire de piano (6). Le compositeur y a été croqué
amicalement, notamment dans ses habitudes, comme celle consistant à se retirer
du monde pour composer : « Veuillez
me pardonner de vous écrire une lettre aussi bête et aussi décousue. Mais dans
ma retraite, qu’on pourrait appeler une tanière, je n’ai pas beaucoup de choses
intéressantes à communiquer ; un jour ressemble à l’autre ; on
pourrait appeler cela de la monotonie, mais j’appelle cela du calme.
Bien chère Madame
Guyet, ne tardez pas à me répondre, je vous en prie. Mes amitiés les plus vives
et les plus sincères à ce bon M. Guyet que j’aime de tout mon cœur. Ne
m’oubliez pas non plus auprès de tous nos amis, ainsi qu’auprès de Mlle Isaure
et d’Amaury. »
(7). Dans son testament, réglant les détails de ses funérailles,
Mme Guyet-Desfontaines, demanda que pendant la messe on chanta du Beethoven et
du Reber. En guise de souvenir et de leur amitié, elle lui offrit dans son
testament une tabatière d’un prix de 500 F.
Henri Reber |
Il fut un homme discret, partageant bien
des idées avec Amaury-Duval. Camille Saint-Saëns a écrit malicieusement, et non
sans exagération, à son sujet :
« Bien
qu’il n’y eût jamais la moindre affectation dans sa conversation ni dans sa
personne, son esprit volontiers tourné vers le passé, l’urbanité exquise de ses
manières évoquaient l’idée des temps disparus ; ses cheveux blancs semblaient
poudrés, sa redingote prenait des airs d’habit à la française ; il semblait que
oublié par le 18e siècle
dans le 19e, il s’y
promenât en flânant comme aurait pu le faire un contemporain de Mozart, étonné
et quelque peu choqué de notre musique et de nos mœurs. Reber n’a jamais
compris qu’un artiste cherchât dans son art un autre but que cet art lui-même ;
il ne savait pas jouer des coudes pour arriver aux premières places ; comme
l’hermine de la fable, il restait prudemment sur la rive, si le fleuve à
traverser ne lui paraissait pas être d’une limpidité parfaite. On le voit, il
n’était guère de son temps, ni d’aucun temps. » (8)
Dans une lettre à Amaury-Duval le 29 mai
1871, il explique comment il a accepté que ses amis (Mme Léon Say, fille
d’Armand Bertin, et Étienne Arago), postulent pour lui au poste de directeur du
conservatoire de musique de Paris que doit pourvoir le ministre Jules Simon. Il
avoue n’avoir rien entrepris de lui-même « uniquement parce que je me sens incapable de faire le métier de
solliciteur… ». Et puis son ami Ambroise Thomas postule lui aussi et a
ses propres appuis. « Quant
à moi, écrit-il, je suis certain que Thomas sera nommé, et, vous l’avouerais-je entre nous ? Je le désire. Je
redoute cette position et la responsabilité qui y est attachée, et la
difficulté qu’elle présente maintenant plus que jamais. Je préfère rester
tranquille, dans l’ombre … J’ai cru de mon devoir de me mettre au moins sur les
rangs et de ne pas repousser les témoignages d’intérêt que me donnent mes
amis ; mais, au fond de l’âme, je souhaite de ne pas réussir. (9)
» C’est effectivement Thomas qui fut
nommé directeur, mais en consolation on le nomma inspecteur.
Cette affaire le contrarie dans
son projet de se rendre en Vendée, il poursuit ainsi dans la même lettre :
« Ce qui me contrarie le plus, dans
tout ceci, c’est de ne pas réaliser mon projet de passer quelques jours heureux
à Linières. Vous comprenez que, dans ce moment, je ne puis pas bouger d’ici, vu
que, d’un instant à l’autre, il peut m’arriver un avis de me rendre à
Versailles (10).
Si Thomas était nommé prochainement, et que l’effroyable gâchis où doit
se trouver Paris me dispensât d’y retourner de suite, nous pourrions reprendre
notre idylle projetée (11) ; vous viendriez me chercher ici et nous irions
nous reposer quelque temps sous les ombrages de Linières. Dès qu’il y aura
quelque chose de décidé, je vous écrirai immédiatement. »
L’allusion à la difficulté de la
tâche « qu’elle présente maintenant
plus que jamais » fait référence aux conséquences de la guerre de
1870. Les Prussiens occupent le pays partiellement et doivent se retirer au fur
et à mesure de l’exécution par les Français du traité de paix, notamment le
versement d’une indemnité de 5 milliards au vainqueur pour ses frais de guerre.
Cette défaite a été un drame personnel pour Reber, son pays natal, l’Alsace,
ayant été annexé par l’Allemagne. Dans une lettre du 1e mai 1871 à
Amaury-Duval il avoue se trouver dans un état complet d’abrutissement. Et
précise : « Vous, dans votre
Vendée, vous n’avez suivi que de loin les péripéties de cette horrible
guerre ; mais, moi, je m’y suis trouvé comme enveloppé, forcé de voir et
pour ainsi dire de coudoyer ces infâmes Allemands, et finalement de voir ma
pauvre Alsace devenir la proie de ces barbares déguisés en hommes civilisés.
J’ai peine à comprendre que je vis encore (12). »
Amaury-Duval : Henri Reber |
Son portrait dessiné par Amaury-Duval est conservé au
musée des Beaux-arts de Mulhouse. Il se retrouvait aussi naturellement dans une
fresque du salon du château de Linières, La Lecture des Fourchambault.
En décembre 1876, Henri Reber
taquine son ami qui reste longtemps en Vendée, se demandant quand il reviendra
à Paris. Il lui envoie quelques vers pour se moquer de son ami qui se passionne
pour des plantations dans son jardin de Linières (13) :
« La
Saint Martin se passe,Miriton…….
La Saint Martin se passe,
Amaury n’revient pas ;
Il plante des échalas ! »
Le 10 novembre 1876 il lui avait
écrit pour le remercier d’avoir reçu en cadeau des feuilles d’eucalyptus de
Linières. On remarque la proximité de leur relation :
E. Giraud : caricature d'Amaury-Duval |
Vous me faites bien espérer que vous ne passerez pas l’hiver à
Linières, mais cela est vague et vous ne précisez pas votre retour. Tachez donc
de finir vos plantations (puisque vous plantez à votre âge) et revenez-nous le
plus tôt possible. Il me tarde de vous revoir, songez donc qu’il me reste très
peu d’amis, et, en tout cas, aucun avec lequel je puisse m’épancher comme avec
vous. (14) »
Très affecté par la mort de Reber
en 1880, Amaury‑Duval s'occupa avec Anatole Jal de ses obsèques et de
l'érection de son monument au Père Lachaise conçu par Tony Noël et A. Jal.
Reber avait une parente ou une compagne, Eugénie Delannoy, qui figure au nombre
des bénéficiaires du testament d'Amaury‑Duval (15).
Comme son ami Amaury-Duval, Henri Reber a
été oublié par la postérité. Aussi il faut souligner la sortie d’un disque en 2012 chez l’éditeur Naive,
contenant le premier enregistrement au monde de sa quatrième symphonie.
Metz : salle de l'Arsenal |
L’œuvre a été enregistrée lors de son
interprétation le 16 octobre 2011 dans la magnifique salle de l’Arsenal de
Metz, par le Cercle de l’Harmonie.
Cette formation est née de la rencontre de trois musiciens contemporains :
Bertrand Chamayou (pianiste), Jérémie Rhorer (chef d’orchestre) et Julien
Chauvin (violoniste). La symphonie de Reber compose, avec Rêverie et caprice pour violon et orchestre de Berlioz, et le concerto pour piano no 1 de
Litz, un disque intitulé « Le Paris
des romantiques ». L’idée qui présida à la conception de ces
enregistrements a été de donner un instantané sonore du milieu de 19e
siècle, avec les genres et les auteurs les plus appréciés du moment. S’agissant
de Reber, les initiateurs expliquent : « il nous tient à cœur de défendre des œuvres qui ont été évincées par
l’histoire alors même qu’elles étaient appréciées par le public et les
musiciens eux-mêmes ! »
Il faut souligner le renouveau de la
musique symphonique dans la période 1830/1848 en France. On compte seize
auteurs contemporains joués dans cette période : Berlioz,
Onslow, Rousselot, Turcas, Gounod, Reber, Deldevez, Josse, Elwart, Douai,
David, Mme Farrenc, Alkan, Gouvy, Lacombe et Molet. L’intérêt croissant du
public pour le genre et l’augmentation des formations de musique
instrumentale expliquent ce renouveau.
Autre originalité du disque, « Le Paris des romantiques », le concerto de Litz est joué sur un instrument
d’origine, un Erard 1837. Cela permet au musicien de découvrir des sonorités
oubliées par la standardisation des pianos modernes.
Dans la notice du disque, Julien Chauvin s’explique sur sa découverte de la symphonie d’Henri Reber :
« Cette
symphonie de Reber fut une découverte totale pour moi. En travaillant sur cette
partition, j’y ai décelé une personnalité musicale séduisante qui a su mêler
les influences de Schubert, Mendelssohn et Berlioz. Fort de sa solide culture
symphonique viennoise, englobant les dernières œuvres de Haydn et celles de
Beethoven, Reber modèle des formes originales et ambitieuses, nous en avons un
bel exemple dans cette symphonie avec l’andantino sostenuto. Son orchestration
extrêmement subtile et inventive privilégie la couleur des bois et la
virtuosité des cordes, ce qui le rapproche de Mendelssohn. Enfin je noterai
l’influence de la musique populaire française dans un final assez surprenant,
souvent bissé au concert. »
La symphonie no 4 en sol majeur
OP 33 a été composée à la fin des années 1840 ou au début des années 1850. Elle
est dédiée à la Société des concerts du
conservatoire, prestigieuse institution qui ne jouait que les meilleures
compositions des auteurs contemporains, après avoir fait la promotion des
symphonies de Beethoven. Elle a été jouée pour la première fois le 22 février
1857 par la société dédicataire. La partition a été publiée en 1858 en même
temps que les trois premières symphonies de l’auteur. Saint-Saëns en réalisa
une transcription pour piano à quatre mains (13).
Il semble que cette symphonie, moins jouée
que les précédentes, ait été reprise en 1863 deux fois et n’avait plus été
jouée depuis. La découvrir constitue un moment privilégié, même sans rien connaître
de Linières bien sûr, quoique l’histoire de ce lieu puisse nous y conduire, si
l’on veut bien.
(2) Francisque Sarcey de Sutières (1827-1899) journaliste et critique dramatique. Il conseilla Marcel de Brayer dans ses études personnelles après le baccalauréat.
(3) Lettre de V. Cesson à L. de la Boutetière du 17-12-1898 (thèse V. Rollet, voir (15) ci-dessous)
(4) Lettre d’H. Reber à Amaury-Duval du 11-8-1880 (Société Éduenne d’Autun K8 33)
(5) Voir notre article en mars 2012 sur ce site : Emma Guyet-Desfontaines musicienne.
(6) Voir notre article en juin 2012 sur ce site : Mme Guyet-Desfontaines romancière.
(7) Lettre d’Henri Reber à Emma Guyet du 15-7-1841 (Société Éduenne d’Autun K8 33)
(8) Camille Saint-Saëns, Harmonie et mélodie, Paris, Calmann-Lévy (1885), page 283.
(9) Lettre d’H. Reber à Amaury-Duval du 29-5-1871 (Société Éduenne d’Autun K8 33)
(10) Siège du gouvernement provisoire où se trouvait le ministre Jules Simon.
(11) Il fait allusion aux ruines après les combats de la commune de Paris.
(12) Lettre d’H. Reber à Amaury-Duval du 1-5-1871 (Société Éduenne d’Autun K8 33)
(13) Lettre d’H. Reber à Amaury-Duval du 3-12-1876 (Société Éduenne d’Autun K8 33)
(14) Lettre d’H. Reber à Amaury-Duval du 11-10-1876 (Société Éduenne d’Autun K8 33)
(15) Véronique
Noël-Bouton-Rollet, Amaury-Duval
(1808-1885). L’homme et l’œuvre, thèse de doctorat, Sorbonne Paris
IV (2005-2006).
(16) Livret de présentation du
disque Le Paris des romantiques.
Emmanuel François, tous droits réservés
Septembre 2012POUR REVENIR AU SOMMAIRE