jeudi 3 mai 2012

Mme Guyet-Desfontaines mondaine et artiste


Propriétaire du domaine de Linières, seule depuis la mort de son mari en 1857 jusqu’à sa mort en 1868, Mme Guyet-Desfontaines reste très liée à la famille de son mari, les de Grandcourt, les Guyet et les Martineau. Elle a accueilli certains des jeunes de ces familles venus faire leurs études à Paris. L’un d’entre eux, Narcisse Hyacinthe Legras de Grandcourt, habitant Saint-Fulgent et dont la mère est née à Linières, accepta d’être son fondé de pouvoir et de gérer le domaine en son nom. Cette solidité des liens familiaux a suppléé à l’absence de la propriétaire. On l’a peu vue à Linières.

Les soirées parisiennes de Mme Guyet-Desfontaines avaient aussi un caractère intime et privé, si l’on peut dire, c'est-à-dire sans programme musical ou théâtral important, comme nous l’avons vu. Mais l’art y gardait souvent sa place quand même. En témoigne cette lettre d’Emma Guyet à son frère en 1842, alors qu’il est en voyage en Angleterre avec leur ami Mottez (1) :


Alexandre Dumas père
« Nous avons eu un petit dîner d’amis, avec Dauzats (2), Reber (3), Jadin (4), les Saux (5), les Seghers (6) et Dumas (7). Reber et Seghers ont joué le soir les jolis morceaux de Reber, et Seghers joue mieux que (mot rayé). Puis Dumas nous a lu sa tragédie, pas toute entière, heureusement ! Personne n’a entendu un mat. Il bredouillait, il allait triste, triste, on ne voyait que des oreilles tendues – aucun succès – et c’est mérité, car c’est très ennuyeux, et je ne sais pas si les Français (8) feront quelque chose de cela. Mais j’étais dans un état affreux. Armand (9) était là et tu juges ! Il est allé dans l’autre salon pour mieux entendre et à ce moment j’ai eu un accès de toux qui a duré une demi-heure. Je ne pouvais pas m’arrêter. Mais cela a donné un peu de mouvement à la société. » (10)

La lettre se poursuit en racontant un concert auquel elle a assisté, sans préciser où : « Ce soir le concert de Delsarte (11). Voilà encore une autre émotion. Je ne finirai pas cette lettre avant d’en être revenue. J’ai placé pour 200 F. de billets.

Nous avons assez beau temps depuis deux jours, un peu de chaleur, mais nous sommes si enrhumés, Marcellin et moi, que nous ne pouvons aller à Marly.
…Succès complet ! Chambrée pleine, mais trop de billets donnés. Le milieu était resplendissant : un vrai salon de chez nous et des sorties. Darcier (12) a été magnifique. La voix était sourde et pleine, d’un charme infini. Quant à Delsarte (11), ce que j’ai souffert ne peut se dire. Heureusement il s’est remis et a chanté magnifiquement. Mais la voix n’a aucune sonorité, elle était grasse comme rien et faible ! Les stances ont été saccagées.

François Delsarte
Emma reprend sa lettre le lendemain pour donner des nouvelles du concert de Delsarte : « L’air de Spontini admirable. Le Spontini (13) était là, double applaudissement, on a rappelé Delsarte. Mais ce qui ne peut se rendre, ce qui me fait rire seule, et à tout moment, c’est un très léger incident. Au moment de commencer le concert ….parait Mme Dupuytren (14) et sa fidèle suivante aux cheveux blancs ! Te dire le fou rire qui nous a saisi n’est pas possible…Elle a regardé toute la salle en souriant, et est allée s’asseoir au milieu des élèves de Delsarte et de tous les enfants Delsarte. Je ne puis imaginer comme elle a fait pour se trouver là ! Elle m’avait pris des billets de 5 F. mais ils étaient pour le pourtour. Enfin c’était très drôle.

Darcier a chanté Le Pain (15). J’ai eu une peur horrible des sergents de ville, mais rien. Cela a tellement saisi les auditeurs qu’il y a presque eu du silence.

Allons adieu, la poste me presse. Mille tendresses, nous t’embrassons.
                   À toi Emma
Darcier a chanté La Vigne. J’ai pensé à toi quand il a dit du vin : ils n’en ont pas en Angleterre. Il a été charmant. »

Darcier (12) était un habitué du salon d’Emma Guyet-Desfontaines, comme en témoigne ce billet adressé par le chanteur vedette de l’époque : « Je puis chanter chez vous samedi si vous donnez votre soirée. Vous pourriez donc compter sur moi. »

Les littérateurs étaient nombreux chez Mme Guyet-Desfontaines, dont la renommée est toujours reconnue : Alexandre Dumas, les historiens Mignet et Thiers, le romancier Charles Nodier. D’autres sont oubliées : l’auteur dramatique Scribe, le critique Jules Janin, le poète breton Julien Brizeux, l’historiographe de la marine Augustin Jal, Paul de Musset, le poète Félix Arvers, Delphine de Girardin et Francis Wey (16). Il y avait aussi (17) le critique d’art Désiré Laverdant (18), l’historien Jean Vatout (19) et le romancier et auteur dramatique Frédéric Soulié (20). Ce dernier confirme dans une lettre à Madame Guyet-Desfontaines qu'il viendra assister à « sa réunion d'enfants ». Il exprime à cette occasion son regret, de ne s'être point marié, de n'avoir pas eu d'enfants : « J'irai voir votre jeune et joyeuse réunion quoique à vrai dire je n'y sois guère à ma place moi pauvre vieux garçon qui parmi tous ces cris et ces rires d'enfants n'en entendrai aucun qui parle plus loin qu'à mon oreille. Je verrai les mères dites-vous. C'est une autre dérision, car en vérité, si elles sont mères, à qui la faute. Ce n'est pas à moi et voilà de ces péchés qu'on regrette toute la vie. N'importe j'irai et j'oublierai. C'est beaucoup. »

Parmi les musiciens nous avons déjà cités Ambroise Thomas, Henri Reber, Hector Berlioz, François Seghers et Spontini. Les deux célèbres frères Batta, Alexandre le violoncelliste et Laurent le pianiste vinrent jouer chez les Guyet-Desfontaines à partir de 1836, ainsi que le pianiste Camille Stamaty (21).

Dans une autre lettre à son frère en décembre 1844, on remarque que le salon d’Emma est aussi l’occasion de jouer entre amis :

« Paris n’a pas encore repris son allure et le froid arrête beaucoup de monde. Mes samedis se composent des Jaux (5), Bertin (9), Mottez (1) et Barre (22). Les dames travaillent, les hommes jouent. Samedi, Jal n’a pas voulu risquer une misère des 4 as, parce qu’il n’avait que 2 deux ! Il fallait voir le souverain mépris d’Édouard (9) pour lui ! Il n’en n’est pas encore revenu. Albert Barre (22) doit être arrivé. Ce qui m’étonne, c’est qu’il a laissé partir les Delaroche (23) sans lui. Qu’est-ce que cela veut dire ?
… J’ai été deux fois chez les Asseline (24) sans les trouver et ils ne sont pas venus. Je n’ai pas vu Dauzats (2) depuis le jour de ton départ. » (25)

Fanny Essler
Bien sûr, Emma Guyet-Desfontaines fréquentait assidûment l’Opéra de Paris, où elle y avait sa loge. Nous avons un aperçu de sa familiarité avec l’Opéra, partagée avec son frère, dans l’extrait suivant en 1854 d’une de ses lettres à Amaury-Duval, alors qu’elle est à Londres : « Hier soir nous avons été à l’opéra… Essler (26) dansait la Tarentelle (27) ! En voilà une décrépitude, une maigreur, un changement ! Elle n’est pas reconnaissable. C’est un morceau de bois qui ne sait même pas danser. Elle a paru d’abord avec la Lerito (28). Je ne sais si cela la vexait, mais elle avait l’air furieux. Quant à la Lerito, c’est léger, jeune, moelleux, mais pas de pieds. Cela ne sait pas danser. Décidément Carlotta (29) les a toutes tuées, et il n’y a bien réellement qu’elle seule à présent de danseuse ! Après le pas de deux on a baissé le rideau, et nous avons entendu des cris affreux sur la scène. On a dit qu’Essler et la Lerito se battaient, ou qu’elles avaient des attaques de nerfs. C’était bien drôle. »

Emma Guyet allait aussi souvent au théâtre, la Comédie Française bien sûr, mais pas seulement. Ainsi on remarque que Marie Dorval, actrice dramatique, l’invite au Théâtre Italien le 23 avril 1845.

Musicienne, chanteuse, actrice, Emma Guyet-Desfontaines s’essaya aussi à la sculpture. Ainsi en témoigne une lettre écrite à son frère qui voyage en Italie en 1836. Ce dernier est alors âgé de 28 ans, mais la grande sœur veille sur lui :


 « Mon cher enfant,

                                                                        Nous sommes dans la plus grande inquiétude sur ton compte. Depuis ta dernière lettre du mois de mars, tu me disais que passé le 25 tu ferais tes préparatifs de départ pour nous revenir. Depuis lors, aucune nouvelle de toi, rien, pas un mot ! 
Pendant un mois j’ai espéré que tu nous revenais en surprise sans nous prévenir, et chaque jour, moi et Isaure, nous croyions te voir entrer ! Mais cette continuelle déception a fini par m’inquiéter, et maintenant je ne m’explique ni ton silence, ni ton séjour là-bas ! Écris-moi au moins et ne nous laisse pas ainsi….
Je ne sais si je t’ai dit que le jeune Barre (30) avait fait nos statuettes. Je n’ai rien vu d’aussi joli, et de si ressemblant. C’est en groupe de moi et de ma fille.
Je viens de finir le buste de Marcellin. C’est la plus belle chose du monde. En fait je me suis mise à mouler ! Cela m’amuse trop ! Tous les bras, toutes les mains, tous les pieds qui en valent la peine, je les moule et j’ai, dans mon atelier, une collection soignée, qui a l’air d’un saccage.
Je répare aussi, j’ai remis la tête de Mad. Danvreau. Enfin tu verras mon talent ! J’ai moulé seul Gibert ; il voulait absolument que je lui fasse la figure….
Mais adieu. Je veux rire, et je n’en ai pas envie. Une lettre de toi, c’est ce qu’il nous faut pour être heureux. Adieu mon bon frère. Nous t’embrassons tout de cœur et d’âme et nous t’attendons avec une impatience peu commune.
                                                                                              Ta sœur dévouée
                                                                                              Emma Guyet

Rapporte moi d’Italie tout ce qui te paraîtra joli et pas trop cher, trois camés par exemple, ou des mosaïques de Florence, ou des (?) sculptés, mais tout monté, deux chapeaux de paille, (31) moins beaux que celui que tu m’as envoyé. Enfin vois, des enfantillages qu’on n’a point ici.
Dumas essaie de donner son Don Juan de Marana (32). C’est un amphigouri aride. La vierge, à ce qu’il paraît, parle du nez d’une manière affreuse. Je ne l’ai pas revu. » (33)


(1) Victor Mottez (1809-1897) fut peintre d’histoire, compositions religieuses, compositions mythologiques, portraits, compositions murales. Il fut élève d’Ingres et se lia d’amitié avec Amaury-Duval. Familier de Linières avec ses enfants, il a peint une scène sur les murs du salon du château. 
(2) Adrien Dauzats (1808-1868). Élève de Michel Julien Gué, il participa sous la direction du baron Taylor à la publication de Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France. Ami intime de Delacroix dont il fut l’exécuteur testamentaire, de Gautier et Mérimée, il fut un peintre orientaliste, aquarelliste, illustrateur et lithographe
(3) Henri Reber (1807-1880) composa surtout de la musique de chambre, et mis en musique les nouveaux poèmes des meilleurs poètes français. Il devint professeur d'harmonie au Conservatoire de Paris en 1851 et fut un habitué de Linières.
(4) Godefroy Jadin (1805-1882) fut un peintre animalier et paysagiste. Il peignit surtout des chiens. Ami intime d'Alexandre Dumas, il l'accompagna dans plusieurs voyages en Italie. Il fut invité au mariage d’Isaure Chassériau.
(5) Henri Jules de Saux (1824-1879) fut chef de la division du cabinet et des sciences et lettres au ministère d’État et de la maison de l’empereur. Il fut aussi diplomate sous Napoléon III, travaillant pour le comte Walewski, fils naturel de l’empereur.
(6) François Seghers (1810-1881) fut premier violon de la société des concerts du conservatoire, puis chef d'orchestre. Après avoir été cofondateur de la Société des concerts du conservatoire, il fonda la Société Sainte-Cécile, avec l’aide matérielle d’Emma Guyet-Desfontaines, pour faire entendre les compositeurs contemporains tels que Schumann, Mendelssohn, Wagner et Gounod.
(7) Alexandre Dumas père (1802-1870) fut à son époque un écrivain à succès pour ses pièces de théâtre et pour ses romans.
(8) Comédie Française.
(9) Armand et Édouard Bertin (1801-1854), frères, furent directeurs du Journal des Débats.
(10) Archives de la société éduenne d’Autun, fonds Amaury Duval : K8 34,  lettre d’Emma Guyet à Amaury-Duval du 28-4-1842.
(11) François Delsarte (1811-1871) fut chanteur (ténor) à l’Opéra-Comique, et professeur.
(12) Darcier, né Joseph Lemaître (1819-1883) était un compositeur-parolier-interprète qui fut un des premiers "noms" de la chanson française et la première vedette de Café-Concert.
(13) Gaspare Spontini (1774-1851) fut un compositeur italien d’opéras. Il fut nommé chef d'orchestre pour l'opéra italien à l'Odéon en 1810. Le 3 août 1811, il épousa Marie-Catherine Céleste Érard, fille du célèbre facteur de pianos Jean-Baptiste Érard. Spontini quitta Paris pour l’Allemagne en 1820, puis l’Italie et l’Angleterre, et retourna à Paris où il fut élu à l'Académie des Beaux-Arts en 1838.
(14) Geneviève Dupuytren, née Lambert de Sainte-Olive, avait épousé Guillaume Dupuytren, chirurgien à l'Hôtel-Dieu de Paris.
(15) Le chant du pain (ou tout simplement Le pain) sur des paroles de Pierre Dupont, est une chanson engagée, un brin révolutionnaire, d’où l’allusion à la police.
(16) Francis Wey (1812-1882), écrivain, critique et philologue, à la réputation d’homme d’esprit.
(17) V. Noël-Bouton-Rollet, Amaury-Duval l’homme et l’œuvre (2007), pages13 et s.
(18) Gabriel Désiré Laverdant (1802-1884), critique d’art. Il a été un des premiers à populariser l’idée d’avant-garde dans les arts. Il fut proche de Charles Fourrier et de ses idées sur la phalange.
(19) Jean Vatout (1791-1848) fut historien et bibliothécaire de Louis Philippe en 1822, qu’il suivit en exil en Angleterre à Claremont. Il fut aussi député, préfet, et encouragea les débuts d’Alexandre Dumas. Auteur de l’Histoire du Palais Royal, de la Conspiration de Cellamare et de chansonnette comme Le maire d’Eu. 
(20) Frédéric Soulié (1800-1847) fut un romancier et auteur dramatique d’origine ariégeoise, à l'époque aussi célèbre que Balzac ou Eugène Sue.
(21) V. Noël-Bouton-Rollet, Amaury-Duval l’homme et l’œuvre (2007), pages13 et s. Camille Stamaty (1811-1870) était un pianiste et compositeur lié à Schuman et Mendelssohn. Il se consacra à l’enseignement et eut Saint-Saëns comme élève. Alexandre et Laurent Batta,  nés à Maëstricht le 1e en 1816 et le 2e en 1817, parcoururent l’Europe.
(22) Jean Jacques Barre (1793-1855) fut un ami de Guyet-Desfontaines, graveur en médailles. Il eut deux fils : Jean Auguste (sculpteur et médailleur et Désiré Albert (graveur en monnaies), tous invités au mariage d’Isaure Chassériau.
(23) Paul Delaroche, né Hippolyte de La Roche[] (1797-1856) fut peintre et un des maîtres les plus célèbres de son temps. Il fut l’amant de l’actrice Anaïs.
(24) Adolphe Asseline (1806-1891) fut secrétaire des commandements de la duchesse d’Orléans (principal secrétaire). Il a été un habitué du salon d’Emma, où il jouait au théâtre, et un invité au mariage d’Isaure Chassériau. Il était collectionneur et critique d’art, aussi le cousin de Mme Victor Hugo, et Auteur de Pâques Fleuries et en 1885 V. Hugo intime.
(25) Archives de la société éduenne d’Autun, fonds Amaury Duval : K8 33, lettre d’Emma Guyet à Amaury-Duval du 6-12-1844.
(26) Fanny Elssler (1810-1884, est une danseuse autrichienne fille du valet et copiste de Joseph Haydn (grand compositeur de musique). Considérée comme l'une des plus grandes interprètes du ballet romantique, Fanny Elssler a subjugué ses contemporains par sa capacité à rendre les situations les plus dramatiques. Ses deux sœurs, Thérèse (1808-1878) et Hermine (1811-1898), furent aussi danseuses.
(27) La danse comporte 2 parties correspondant aux 2 phrases musicales, chacune répétée 2 fois, soit 32 mesures au total.
(28) Danseuse.
(29) Carlotta Grisi : elle a remplacé Fanny Elssler à l’Opéra de Paris.
(30) Jean-Auguste Barre, fils de Jean Jacques Barre et frère de Désiré Albert Barre, tous trois graveurs. Jean Auguste fut aussi sculpteur et dessina les caricatures des habitués du salon Guyet-Desfontaines.
(31) Les chapeaux de paille avaient été très à la mode en 1829 pour les femmes.
(32) Don juan de Marana ou la chute d'un ange : mystère en cinq actes d’A. Dumas, en neuf tableaux, joué à la Porte-Saint-Martin le 30 avril 1836.
(33) Archives de la société éduenne d’Autun, fonds Amaury Duval : K8 34, Lettre d’Emma Guyet à Amaury-Duval du 8-5-1836.

Emmanuel François, tous droits réservés
mai 2012

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