jeudi 2 février 2012

Emma Guyet-Desfontaines, une femme moderne de son temps

Nous avons déjà exposé la vie d’Emma Guyet (elle signait ainsi) jusqu’à son deuxième mariage en 1830, au temps où elle s’appelait Madame Chassériau. Nous avons aussi évoqué son intimité familiale et la vie de sa fille Isaure, interrompue à l’âge de 34 ans. La châtelaine de Linières vivait bien éloignée de Saint-André-Goule-d’Oie et de Chauché, comme nous allons le voir ici en abordant sa vie publique et d’artiste. Celle-ci a eu pour cadre principal le salon qu’elle tenait. Aussi il nous paraît nécessaire de situer auparavant cette institution des salons d’artistes dans une perspective historique. Dans le même temps nous pourrons mieux comprendre son comportement au regard des mœurs de l’époque. Ainsi Emma Guyet nous apparaît-elle comme une femme de son temps, mais une femme moderne dans son temps.

Tout d’abord, qu’est-ce qu’un salon ?

Qu’est-ce qu’un salon ?


Virginie Ancelot
« Un salon est une réunion intime, où l'on se connaît et se cherche, où l'on a quelque raison d'être heureux de se rencontrer. Les personnes qui reçoivent sont déjà un lien entre celles qui sont invitées, et ce lien est plus intime quand le mérite reconnu d'une femme d'esprit l'a formé ; mais il en faut encore d'autres entre ceux qui s'y rencontrent : il faut des habitudes, des idées et des goûts semblables ; il faut cette urbanité qui établit vite des rapports, permet de causer avec tous sans en être connu et qui était jadis une preuve de bonne éducation et d'usage d'un monde, où nul n'était admis qu'à la condition d'être digne de se lier avec les plus grands et avec les meilleurs.
Cet échange d'idées fait bien vite connaître la valeur de chacun ; celui qui apporte le plus d'agrément est le plus fêlé, sans considération de rang et de fortune, et l'on est apprécié, je dirais presque aimé, pour ce qu'on a de mérite réel ; le véritable roi de cette espèce de république, c'est l'esprit ! » Ces lignes ont été écrites par Virginie Ancelot, une romancière, auteur dramatique, mémorialiste et peintre, célèbre par son salon dans l’un des appartements de l’hôtel de La Rochefoucauld (rue de Seine) qu’elle ouvrit à partir de 1824. Le mot de « salon » est une invention du XIXe siècle, alors que l’institution remonte au XVIIe siècle. Il désigne ainsi une forme particulière de sociabilité. Avant le XIXe siècle, on qualifie de telles réunions de société, cercle, bulle ou cénacle.

Le salon, par le droit de parole qu'y prenaient les femmes, leur permettait de jouer un rôle social. C’est dans leurs salons qu’est né l’art de la causerie caractéristique de la société française. Ces salons où l’on s’entretenait de belles choses en général, et surtout des choses de l’esprit, exercèrent une influence considérable sur les mœurs et la littérature.

Dès le début du XVIIIe siècle, on trouve des salons accueillant les écrivains et les artistes, mais également on y donnait des fêtes, où se mêlaient aristocrates et bourgeois. Par exemple, Mme de Tencin, mère de d’Alembert, en animait un et avait publié cinq romans anonymement. La littérature, le théâtre, le jeu, la peinture, la musique y occupèrent alors une place importante : même la politique à partir du milieu du XVIIIe siècle. L’Encyclopédie est née dans le salon du baron d’Holbach. Sous la Révolution, les salons où l’on joue de la musique, où l’on sert des repas raffinés, où l’on cause politique, théâtre et littérature sont également nombreux.

Au temps de Mme Guyet-Desfontaines, la vogue des salons est toujours vivace et les plus célèbres ont été ceux de Juliette Récamier (1), de Delphine de Girardin (2), de Charles Nodier (3), de Virginie Ancelot (cf. ci-dessus) de la comtesse Taverna (4), etc. Il y avait les salons des légitimistes, avec leurs fréquentations aristocratiques. Le premier salon musical de l’époque était celui de l’ambassadeur d’Autriche, le comte Antoine Apponyi, qui en avait fait un foyer du légitimisme, où on venait écouter Litz et Chopin. Le salon de Mme Guyet-Desfontaines était orléaniste avec ses fréquentations de bourgeois en vue et d’artistes.

Nous avons déjà indiqué qu’Emma commença par fréquenter le salon de Sophie Gay, l’amie de leur mère. Intéressons-nous à celui de Nodier, où Emma et Amaury-Duval firent leur début le plus marquant dans la société des artistes de leur temps. Pour décrire le salon des Nodier, nous reprenons ici le texte de Virginie Ancelot :

Amaury-Duval : Marie Menessier-Nodier
« La maison de Nodier était fort animée, et les réunions pleines de gaieté ; je n'ai vu nulle part autant d'entrain. Les peintres, les poètes, les musiciens, qui faisaient le fond de la société, étaient laissés à toutes leurs excentricités particulières, et remplissaient le salon de paroles vives et retentissantes.

Madame Nodier était aimable de bonté. Sa fille unique l'était avec son esprit, qui tenait de celui de son père, avec ses talents agréables et avec ses quinze ans. C'était une existence qui s'épanouissait parée de mille enchantements. Peu de jeunes filles ont eu, autant que mademoiselle Marie Nodier, cette verve joyeuse qui semble dire : je suis heureuse de vivre !

On s'amusait donc beaucoup chez Nodier, car une réunion s'empreint naturellement des dispositions d'esprit de la femme qui la préside, et la toute charmante fille de Nodier remplissait de joie le salon de son père ; elle y avait ses amies, comme à la fleur de l'âge. Des poètes, des musiciens, des peintres aussi jeunes et joyeux, les faisaient danser, et tout cela était sous le charme de l'espérance ; la gloire leur apparaissait rayonnante, ils la voyaient de loin !

Il y avait aussi chez Nodier de ces rêveurs saint-simoniens et fouriéristes dont les âmes honnêtes croyaient possible une société sans crimes et sans malheurs : ils espéraient alors être témoins heureux de cette merveilleuse invention ! (5) Que d'espérances se mêlaient aux danses, aux valses, aux galops, aux polkas !

Et parfois, en carnaval, les déguisements les plus plaisants et les plus pittoresques amenaient la gaieté jusqu'à la folie. Alors il n'était permis à personne de venir sans être déguisé. Oh ! Il fallait toute la gentillesse de la jeune fille de la maison pour exciter la curiosité de graves personnages au point de les soumettre à cette décision » (6).

La fille de Charles Nodier écrit elle-même dans ses Mémoires, à propos de ces réceptions : « On put y admirer de nouveau, au rayonnement des noms illustres, les gracieuses ou splendides beautés que contenait l'écrin féminin de ce temps-là. Madame Victor Hugo, madame la comtesse O'Donnell (7), madame Guyet-Desfontaines, mesdames Amédée Pichot, Duponchel, Deveria, Robert Fleury, madame de Bazaine Sénovert, madame Alexandre Bixio, ma sœur plutôt que mon amie madame Auguste Jal, Francine, la très-jeune nièce de mon père, déjà belle et déjà spirituelle, les deux adorables filles du général Pelletier. » (8)

Et Alexandre Dumas de continuer dans ses Mémoires, un bien cabotin : « Nodier prétendait que j'étais une bonne fortune pour lui, en ce que je le dispensais de causer ; mais ce qui, en pareil cas, était la joie du paresseux maître de maison, était le désespoir de ses convives : dispenser de causer le plus charmant causeur qu'il y eût au monde, c'était presque un crime : il est vrai qu'une fois chargé de cette vice-royauté de la conversation, je mettais un amour-propre inouï à bien remplir ma charge.
Il y a des maisons où l'on a de l'esprit sans s'en douter, et d'autres maisons où l'on est bête malgré soi. Moi, j'avais trois maisons de prédilection, trois maisons où flambaient incessamment ma verve, mon entrain, ma jeunesse : c’était la maison de Nodier, la maison de madame Guyet-Desfontaines, et la maison de Zimmermann (un « temple » de la musique). Partout ailleurs, j'avais encore quelque esprit, mais l'esprit de tout le monde. »

Le salon de madame Guyet-Desfontaines



  

                       Charles Guyet                                Sébastien Luneau
 Caricatures de J. A. Barre exécutées dans le salon d'Emma Guyet-Desfontaines

Quand Emma vient habiter chez Marcellin Guyet-Desfontaines en 1832, elle emmène tous ses amis du Quai Conti. Ses « mardis », qui deviendront plus tard des « samedis », vont trouver un cadre plus élégant. Vont s’y adjoindre les amis de son mari : le vicomte du Vigier (9), Charles Guyet (quand il n’est pas en mer) (10), Félix Arvers (11), A. de Musset, etc. Aussi son cousin le journaliste Isidore Guyet. Il cessa d'écrire dans les journaux en 1843, occupant ensuite ses loisirs à retracer ses impressions de journaliste sur les hommes politiques du temps. On lui doit aussi les explications ajoutées aux gravures au trait de l'arc de triomphe de l'Étoile par Normand (Paris, 1810-1811, in-4°. L. Louvet). Plus tard on verra des hommes politiques : Sébastien Luneau (député des Sables-d’Olonne), Edmond Blanc (député de Haute-Vienne), orléaniste conservateur qui fut aussi secrétaire général du ministère de l’Intérieur, Odilon Barrot (chef de file des orléanistes de gauche dont fait partie Marcellin), l’amiral Lalande (12). Des ministres viendront aussi se distraire : Montalivet (13), Cunin-Gridaine (14), Lacave-Laplagne (15), ainsi que le grand ami Armand Bertin, qui succédera à son père dans la direction du Journal des Débats de 1841 à 1854. Le monde de la politique, de l’administration et des affaires représentait environ 20 % des habitués du salon (16). Les membres de la famille et amis très proches représentaient à peu près la même proportion. Plus de la moitié des habitués étaient donc des artistes (littérature, peinture, musique, etc.), parfois amis proches en même temps. Mais dans une société française où l’aristocratie avait retrouvé toute sa place, elle est rarement présente chez les Guyet-Desfontaines. On est principalement entre bourgeois.

Au sujet du salon de sa sœur, Amaury-Duval a écrit : « Il y aurait peut-être un récit à faire des soirées de la rue d’Anjou, qui devinrent fort à la mode, et dont les programmes, variés à l’infini par le génie inventif de ma sœur, étaient plus curieux et plus inattendus les uns que les autres. » (17)

Pour diriger un salon il faut une bonne connaissance des hommes, du tact, une autorité douce mais ferme. Mme Guyet-Desfontaines possédait ces qualités avec sa vivacité toute personnelle et sa bonne humeur contagieuse. C’est tout le paradoxe de cette société d’autrefois où la sphère des hommes et celle des femmes se rencontraient dans une profonde inégalité. On n’admettait pas que les femmes se mettent en vue comme les hommes, y compris dans les arts. Elles avaient une place éminente à la maison ou dans la société, mais comme mère ou épouse. Diriger un salon était un rôle de femme dans l’écrasante majorité des cas, celui de l’épouse et maîtresse de maison. La morale, la religion et l’enseignement cimentaient cet état de fait de leurs arguments, de leurs croyances et de leurs programmes. Le droit, marque des sociétés évoluées mais jamais d’avant-garde, le traduisait dans ses règles : ni capacité juridique, ni droit de vote pour les femmes.

Madame Guyet-Desfontaines dans le statut de la femme en 1840


C’est ainsi qu’à cette époque encore, une femme pouvait difficilement s’afficher comme écrivain. À titre d’exemples la grande femme de lettres et romancière, la baronne Dudevant (1804-1876), a choisi un pseudonyme masculin pour faire carrière : Georges Sand (18). De même la fille de Sophie Gay, Delphine, épouse d’Émile de Girardin, fit carrière en littérature et dans la presse avec des pseudonymes masculins, dont le plus usité a été Charles de Launay. Une amie d’Amaury-Duval, Alice Marie Céleste Durand (1842-1902), femme de lettres, signait Henry Gréville. Emma elle-même indiquera comme nom d’auteur à ses livres : « une inconnue ». Amaury-Duval a écrit de manière révélatrice à propos de sa mère : « Elle s’était retirée à la campagne où le goût du jardinage avait remplacé son goût pour les arts qu’une mère de famille n’a pas le droit de cultiver, coupant, taillant, binant elle-même… » (19).


Emma Guyet-Desfontaines, femme moderne de son temps, a, elle aussi, été freinée par les carcans sociaux de son époque. Nous l’avons même surprise à fumer ! En Angleterre, il est vrai, où elle se plaint en ces termes : « Il est défendu de fumer dans les rues, et mon pauvre mari se cache dans tous les coins pour passer un moment avec sa pipe. Quant à moi, je l’ai voulu, fumer, à la campagne, chez les Heath, et l’on m’a envoyé une députation pour me supplier de ne pas fumer, pour ma considération, pour les domestiques de la maison X. Tu juges de mon plaisir. » (20)

Souvent pour une femme, l’acte de fumer affichait une appartenance au monde intellectuel, les romantiques ayant popularisé la pratique des fumeries. Ainsi la célèbre Georges Sand n’hésitait pas à apparaître en public la pipe à la bouche. L’acte de fumer était pratiqué surtout dans la haute société, avec l’idée de supprimer une frontière entre les sexes, et de faire preuve en même temps de modernité. Néanmoins, l’innovation ne manqua pas de faire débat. On sait qu’Amaury-Duval était un bon fumeur de pipe comme son beau-frère Guyet-Desfontaines. Malheureusement Emma ne nous précise pas si elle fumait la pipe ou la cigarette. Celle-ci était apparue en 1843, popularisant le tabac progressivement dans les milieux plus populaires.


(1) Julie ou Juliette Récamier (1777-1849), jolie femme qui donna le ton de la mode sous le Directoire. Elle fut amie de Benjamin Constant et de Chateaubriand.
(2) Fille de Sophie Gay (amie de la mère d’Emma), écrivaine elle-même.
(3) Ami du père d’Emma, journaliste et écrivain, eut une grande influence pour lancer le romantisme.
(4) Italienne née vers 1815, amie intime de Thiers.
(5) Ce fut l’époque du lancement des premières théories socialistes, dont celles de Fourier, du Saint-Simonisme, et un peu plus tard de Proudhon.
(6) V. Ancelot, Musée des familles, lectures du soir, (T 24), page 98 et s.
(7) Fille de Sophie Gay, née du premier mariage de son mari, et mariée à Jean Louis Barthélemy O’Donnell (1783-1836), qui fut conseiller d’État. 
(8) Mme Mennessier-Nodier, Charles Nodier : épisodes et souvenirs, Didier (1867). Dans son testament Amaury-Duval légua en 1885 une rente sur l’État à 3 % de 2 500 F à chacune de ses filles (Thècle et Marie), et une de ses œuvres à son mari Emmanuel.  
(9) Parent de sa mère, l’ex vicomtesse de Lespinay. Une de ses filles sera dotée d’une rente viagère de 1 200 F par Mme Guyet-Desfontaines dans son testament en 1868. 
(10) Charles Guyet (1797-1867) fils de Jacques, un frère de son père, et ami d’Augustin Jal (Voir le dictionnaire des Vendéens sur le site des archives de la Vendée).
(11) Félix Arvers, poète, clerc dans l’étude de Guyet-Desfontaines à ses débuts.
(12) Julien Lalande (1787-1844), commanda l’escadre d’Orient de 1833 à 1839.
(13) Camille Bachasson, comte de Montalivet (1801-1880), plusieurs fois ministre de Louis Philippe, dont il était très proche.
(14) Laurent Cunin, dit Cunin-Gridaine (1778-1859), plusieurs fois ministre de Louis Philippe, et un des chefs du parti conservateur.
(15) Jean Lacave-Laplagne (1795-1849) est un magistrat à la Cour des comptes,  député et plusieurs fois ministre des finances sous la Monarchie de Juillet. On s’est moqué de lui à cause de sa laideur.
(16) Calculé à partir des caricatures des habitués du salon (par J.A. Barre), pris comme échantillon représentatif.
(17) Amaury-Duval, Souvenirs (1829-1830, Plon (1885), page 253.
(18) À propos de Georges Sand, rappelons que son fils, Maurice Dudevand (1823-1889), épousa Lina Calamatta, la fille de Joséphine Raoul-Rochette, elle-même fille du grand sculpteur Houdon et aussi sœur de l’épouse de l’oncle d’Emma, Henri Pineu-Duval.
(19) Archives de la société éduenne d’Autun, fonds Amaury Duval : K8 35, manuscrit d’Amaury-Duval.
(20) Archives de la société éduenne d’Autun, fonds Amaury Duval : K8 33, lettre d’Emma Guyet à Amaury-Duval du 23-7-1854.

Emmanuel François, tous droits réservés
Février 2011

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